«La France tient aujourd’hui une occasion unique de devenir un allié de l’Algérie» (Expert)

Professeur des universités, enseignant à Nice et chercheur au CNRS, Boualem porte un regard attentif sur l’entreprise et l’économie algériennes. Il revient ici sur le lancement de l’usine Renault de Oued Tlélat près d’Oran, un investissement dont il dit le plus grand bien, pour apporter son éclairage sur le processus que poursuivent actuellement Alger et Paris pour une meilleure régulation de leur relation.
Reporters : Les relations économiques algéro-françaises s’intensifi ent ces der- niers temps avec comme meilleur exemple la sortie, le 10 novembre dernier, de la pre- mière voiture « made in Algeria » de l’usine Renault à Oran. Certains estiment que c’est un non-événement, d’autres pensent que c’est un pas en avant vers le développement industriel en Algérie. Qu’en pensez-vous ?
Boualem Aliouat : Qui aurait pu imaginer il y a seulement 10 ans qu’un tel évènement aurait lieu ? L’Algérie ne démontrait alors aucun signe favorable d’un point de vue industriel pour qu’une telle implantation puisse se faire dans un processus de chaîne de valeur adapté. Par un tel évènement, les autorités algériennes ont dé- montré non seulement que la diversifi cation économique était réalisable, que la colocalisa- tion régionale se ferait fi nalement en faveur de l’Algérie, mais aussi que sa détermination à en- gager le pays dans la voie de l’après-pétrole était effective. En soi, l’évènement ne peut donc pas être considéré comme anodin. La présence des plus hautes autorités algériennes et françaises en ce 10 novembre à Oran dépasse le seul sym- bole pour plusieurs raisons que je vais tenter d’exposer brièvement. Premièrement, l’Algérie veut s’inscrire dans la transition économique, elle est arrivée aux limites ultimes de son écono- mie de la rente fondée essentiellement sur l’ex- ploitation d’énergies fossiles et de minerais. Il faut rappeler que la politique énergétique algé- rienne est désormais soumise à rude épreuve. Les appels d’offres concernant les gaz de schis- tes ont échoué et la consommation intérieure d’hydrocarbures dépassera les exportations en 2020. La consommation nationale d’énergie pri- maire est passée de 37,4 Mtep en 2001 à 53,3 Mtep en 2013, tandis que dans le même temps les exportations sont passées de 104,7 Mtep à 101,5 Mtep. Les tendances inversées de ces deux courbes se rencontreront au mieux en 2019-2020. Par ailleurs, l’accroissement consi- dérable de la consommation nationale d’électri- cité depuis dix ans ne fera que s’amplifi er avec le développement des activités économiques nationales. Rappelons que cette consommation 
a quasiment doublé depuis 2001, passant de 7802 k tep à 15 073 k tep en 2013 selon les don- nées 2014 du ministère de l’Energie. En 2013, la production d’électricité aura mobilisé plus de 40 % de la consommation nationale de gaz natu- rel, alors que la production nationale n’a que très peu évolué, passant de 74 353 k tep en 2001 à 77 058 k tep en 2013, soit une évolution de 3,63 %. Ajoutée à la tendance baissière des exportations de gaz naturel de 19,5 % depuis 2005, il semble que ces données ne soient pas favorables au maintien pérenne d’une écono- mie nationale fondée sur la rente énergétique. Approximativement, le pays ne dispose plus au mieux (c’est-à-dire à tendances constantes) que de 5 ans pour renverser la tendance anxiogène de son économie. Ce laps de temps peut se ré- duire sous l’infl uence des innovations en ma- tière d’énergies renouvelables ou des politiques énergétiques extérieures, comme on vient de le voir, hélas, avec le Canada qui souhaite réduire sa dépendance à l’égard du pétrole algérien. C’est la raison pour laquelle il y a nécessité im- périeuse à diversifi er notre économie afi n de démultiplier nos sources de revenus, mais d’abord et urgemment de limiter notre dépen- dance en produits transformés, qu’il s’agisse de produits énergétiques modifi és, de produits manufacturés ou agricoles, ou d’activités de ser- vices. Car il ne faut pas oublier que notre pays, s’il produit de la valeur à partir de ses matières premières, n’est pourtant pas celui qui en pro- fi te le plus en termes de captation de valeur, qui revient essentiellement aux pays industrialisés et innovants qui détiennent les maillons clés des chaînes de valeurs industrielles (Europe, Asie, Amérique du Nord et pays émergents du BRICSAM). Dit autrement, nous pourrions tirer davantage de nos ressources en les transformant nous-mêmes. Deuxièmement, une autre volon- té politique s’affi che clairement dans le cadre de l’évènement Renault Oran qui fait précisément partie de ces nouveaux cas d’intégration de chaînes de valeur que la France entend dévelop- per avec les pays du sud de la Méditerranée. Les autorités algériennes font clairement savoir leur volonté de devenir un partenaire privilégié, dans la région, des politiques de colocalisation qui ont essentiellement profi té par le passé à la Turquie, à la Tunisie et au Maroc. La colocalisa-
tion (ou co-traitance) implique un partenariat équilibré qui ne délocalise plus l’ensemble de la chaîne de production, mais multi-localise ses maillons en fonction d’arbitrages d’effi cience économique. Les différentes étapes du proces- sus de production sont réparties sur un nombre important de sites localisés dans différents pays en fonction de leurs avantages comparatifs. On confi e les phases de production intensives en travail à des pays où le coût du travail est faible, tandis que les phases intensives en capital, la R&D ou la distribution sont dédiées au pays d’origine, ici la France pour le cas de Renault. Par principe, la fragmentation internationale des processus de production est fonction des coûts de transactions internationaux décrois- sants. Ceux-ci comprennent les coûts d’installa- tion et de coordination des différents sites de production, les coûts d’acheminement des biens intermédiaires entre les différents sites et ceux du produit fi nal vers le consommateur (coûts logistique-transport, tarifs douaniers…). Avec la colocalisation, l’ampleur de ce phéno- mène s’est à la fois accrue et déplacée vers les pays en développement. Ce type d’arbitrage en- tre effi cience productive et coûts de transaction internationaux justifi ait déjà l’implantation de Renault dans la zone franche de Tanger pour sa production automobile low-cost à destination du Maroc et surtout de l’Europe par des voies d’acheminement facilitées via l’Espagne. Re- nault Oran, quant à lui, concerne essentielle- ment le marché algérien et présente donc une intensité partenariale particulière, essentielle- ment fondée sur les limitations de la dépendan- ce économique comme je viens de le mention- ner. Entre une Algérie soucieuse du développe- ment de son économie, de ses marchés et de ses entreprises, et une France en crise économique, l’avenir – pour ne pas dire le devoir historique des deux rives – est au partenariat intelligent basé sur des intérêts supérieurs communs. Cet intérêt est par ailleurs conforme au processus de Barcelone institué en 1995, à la politique européenne de voisinage (2004) ou à l’Union pour la Méditerranée à des fi ns de prospérité partagée (2008). Ce symbole Renault nous rap- pelle surtout, sans perdre de vue la question des transitions sociopolitiques, que la Méditer- ranée se construit d’abord et surtout autour des projets et des grands enjeux économiques, in- dustriels et commerciaux. C’est là que les auto- rités algériennes marquent des points indénia- bles qu’il faut saluer. Troisièmement, et pour conclure, je vois aussi dans cette initiative une volonté de ré-enchantement des initiatives pu- bliques et de focalisation sur l’investissement national renforcée par une saine incitation concurrentielle. La dernière sortie de Abdeslam Bouchouareb, ministre de l’Industrie et des Mi- nes, affi rmant que les entreprises algériennes ne seraient pas autorisées à investir à l’étranger, va volontairement dans ce sens. Les autorités algé- riennes entendent désormais encourager gran- dement la délocalisation d’entreprises étrangè- res de référence vers l’Algérie, et les stratégies de partenariat public-privé seront très certaine- ment privilégiées. L’entreprise privée est invitée quant à elle à conforter son investissement en local dans le cadre d’un effort national auquel elle est activement conviée. Ce gouvernement, c’est assez nouveau, semble déterminé à construire un « plan Marshall » volontariste et partie prenante d’une économie nouvelle. Cer- tes, les entreprises privées algériennes peuvent y voir une somme de contraintes, mais je pense que les autorités algériennes font le constat que dans le laps de temps qui nous reste (5 ans), ces entreprises ne sont pas prêtes à relever tous les 
défi s nationaux seules. Même si, à la marge, la Banque d’Algérie vient de promulguer un règle- ment qui autorise les entreprises algériennes à créer des sociétés/succursales ou à prendre des participations à l’étranger avec autorisation préalable du Conseil de la monnaie et du Cré- dit, notamment si l’investissement à l’étranger, à partir des ressources propres, est complémen- taire avec l’activité exercée en Algérie et si le ra- patriement des revenus générés n’est frappé d’aucune restriction puisqu’elles devront rapa- trier, sous contrôle de la Banque d’Algérie et sans délai, le produit de l’opération. Une forme de liberté surveillée. Autrement dit, toute raison gardée, je dirai de ceux qui voient dans le cas Renault Oran un non -évènement, et qui n’y ont pas vu les trois volontés politiques algériennes de transition économique, de stratégie indus- trielle régionale et de ré-enchantement des ini- tiatives publiques dans une économie concur- rentielle affi rmée, sont soit de mauvaise foi, soit aveugles à la portée d’un tel symbole.
Les déplacements des responsables gou- vernementaux des deux pays s’intensifi ent également. Pensez-vous que ces déplace- ments donneront les résultats escomptés pour les deux parties y compris en matière d’investissement ?
Il est permis d’être raisonnablement opti- miste. Progressivement, les autorités françaises réadaptent leur regard sur l’Algérie et des pers- pectives de partenariat se dessinent à tous les niveaux (sécurité, énergie, industrie…), faisant des deux pays un axe de développement euro- méditerranéen stratégique et durable. Les Fran- çais ont bien compris que l’Algérie présentait des ressources convoitées, des gages de stabili- té et des potentiels prometteurs. Nier l’intérêt d’une nouvelle logique « win-win » serait im- productif pour la France et facteur de désen- chantement pour l’Algérie. Parmi ses cocon- tractants, l’Algérie a toujours fait la distinction entre ses alliés et ses partenaires. Si la Russie, la Chine et d’autres pays sont considérés comme des alliés, les USA et la plupart des pays d’Eu- rope de l’Ouest (dont la France) sont considé- rés comme des partenaires. La France tient aujourd’hui une occasion unique de devenir un allié de l’Algérie. Les stratégies de colocali- sation industrielle sont une opportunité de partenariat privilégié à ne pas manquer. Cette analyse me fait croire que les investissements seront bel et bien créateurs d’une valeur parta- gée entre ces deux pays. Et les opportunités sont nombreuses. Au-delà de l’industrie auto- mobile et de l’exemple de Renault, de nom- breuses fi lières ont et continuent d’adopter ce modèle. C’est le cas par exemple de la pharma-
cie. Le groupe britannique Glaxo Smith Kline est ainsi installé en Algérie depuis 2001 et pro- duit aujourd’hui des médicaments qui sont presque tous des princeps. Sanofi Aventis Algé- rie entend obtenir 30% de parts de marché des médicaments avec 38% de ses unités produites localement, sans compter les accords entre le groupe Saidal et certains laboratoires étrangers sous forme de joint-ventures ou d’accords de façonnage pharmaceutique (avec Pfi zer, Novo Nordisk-Pierre Fabre, Sanofi -Aventis, Finalep, Glaxo Smith Kline, Shering Plough…). Les la- boratoires étrangers ont réussi à renforcer leur performance et à consolider leurs positions tout en maîtrisant l’ensemble des étapes de la chaîne du médicament, car en Algérie la fabri- cation se limite à la formulation des médica- ments (les excipients sont ajoutés à la matière active). Aujourd’hui, sur les pas de Renault, on trouve moult entreprises confrontées aux mê- mes arbitrages d’effi cience pour consolider leur compétitivité mondiale, c’est le cas de Peu- geot, ST Microelectronics, Aerolia et toutes les entreprises françaises qui présentent des défi – ciences structurelles ou fi nancières et recher- chent des partenaires pour réaligner leur busi- ness model. Il faut toutefois alerter sur le fait que l’exhortation à la colocalisation ne connaî- tra un plein succès que si les Etats concernés co-construisent à leur tour des cadres macroé- conomiques incitatifs et une politique de sou- tien actif au fi nancement des opérations dans un cadre international où les liquidités disponi- bles vont invariablement diminuer par effet mécanique des décisions récentes de la Réserve fédérale américaine.
Est-ce que, à votre avis, l’intention des opérateurs français de conqué- rir le marché algérien est réelle?
Le marché algérien recèle des opportunités nombreuses pour les opérateurs économiques français, pas seulement en tant que marché de consommation, mais aussi à d’autres titres. L’Al- gérie représente en effet un marché encore vierge pour de nombreux produits et services, surtout pour les entreprises françaises qui n’ont pas beaucoup à investir pour adapter leurs pro- duits au marché algérien, un marché acquis aux produits français qui y jouissent encore d’une 
réputation positive. Les banques, les prestatai- res de services ou les industries trouvent en Algérie des prolongements de leur propre mar- ché avec toutes les facilités d’implantation que les entreprises internationales trouvent en gé- néral dans leurs ex-colonies. D’autre part, les entreprises françaises recherchent désormais des sources d’effi cience productives en termes de consommation d’énergie et de logistique. L’Algérie présente de ce point de vue des op- portunités nombreuses, d’autant qu’elle peut constituer un hub pour l’Afrique subsaharien- ne, l’espace euro-méditerranéen et la région MENA. Seule gageure importante, les investis- seurs français trouvent diffi cilement en Algérie les ressources humaines formées et compéten- tes dont elles ont immédiatement besoin. Ces tendances posent cependant question, car cette concurrence émergente en Algérie présente un challenge nouveau pour les grands opérateurs économiques algériens, plus habitués à exploi- ter des situations de quasi-monopole. Certaines entreprises algériennes doivent immédiate- ment prendre la mesure de ces enjeux nou- veaux. Lorsqu’un concurrent émerge, il a un impact non pas uniquement sur les marchés des produits, mais aussi sur d’autres marchés qui affectent l’entreprise algérienne. Ainsi, l’en- treprise qui investit en Algérie touche en réalité 4 marchés : (1) le marché des biens et services, et là l’entreprise algérienne doit faire preuve d’innovation et de maîtrise de ses coûts ; (2) le marché des fi nancements, et là l’entreprise al- gérienne verra les ressources fi nancières dispo- nibles aller vers les meilleurs projets et les en- treprises les plus solides ; (3) le marché politi- que ou institutionnel, et là l’entreprise algé- rienne verra progressivement les autorités poli- tiques favoriser les entreprises qui accomplis- sent ses grands desseins nationaux, et enfi n (4) le marché des ressources humaines, et là l’en- treprise algérienne verra ses propres ressour- ces humaines compétentes complètement si- phonnées par des concurrents qui s’installent avec une politique RH attractive et performan- te. Cela pose bien entendu la question du maintien du quasi-monopole des grandes en- treprises privées algériennes qui négligent leur politique RH et présentent des styles de mana- gement répulsifs. Or, c’est là un danger majeur quand on sait que certaines grandes entrepri- ses privées algériennes pêchent par leur man- que de professionnalisme, d’organisation, de gouvernance et de valorisation des ressources humaines. Ces 5 prochaines années de forte incitation concurrentielle vont être terribles pour les entreprises qui ont misé sur leur seul pouvoir de monopole sur un marché conforta-
ble et acquis. L’Etat joue ici son rôle majeur de régulateur en réformant les déséquilibres géné- rés par les situations imparfaites du marché qui, en Algérie, constituent au mieux des oligo- poles et au pire des monopoles de fait. Je pense que l’Etat interviendra dans l’économie pour soutenir des entreprises stratégiques à chaque fois qu’il supputera des risques de concurrence imparfaite. Cela impliquera mécaniquement une baisse tendancielle des taux de profi ts, mais cela assainira aussi l’économie par un équilibre général globalement plus attractif pour les investisseurs souhaitant créer de la va- leur sur des bases saines de marché comme le rappellent les prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Paul Krugman. Place donc à l’innova- tion et aux politiques RH valorisantes avant que la nouvelle politique industrielle qui se dessine ne s’abatte sur les entreprises qui ronronnent, fortes de leurs profi ts mirobolants ou de leur arrogance.
Comment évaluez-vous réellement la coopération économique entre l’Algérie et la France comparée à celle de la France avec nos pays voisins comme le Maroc et la Tuni- sie? 
Il ne faut pas réduire la coopération économi- que à la seule coopération industrielle. D’un point de vue industriel, il est clair que le Maroc et la Tunisie ont été des terrains d’investissement attractifs pour la France, même très attractifs. Et pour en revenir à la colocalisation, de nombreux cas de réussite avec la Tunisie et le Maroc sont à noter, en premier desquels il faut retenir le cas de Renault tirant avantage de la logistique de Tanger Med, celui des activités tunisiennes d’Ae- rolia, sous-traitant d’Airbus, ou encore celui de la coentreprise entre Royal Air Maroc et la Snecma Morocco Engine Services. Il n’en reste pas moins que la France est restée le premier exportateur vers l’Algérie jusqu’en 2013, place désormais oc- cupée par la Chine. Il n’est pas moins vrai que l’Algérie est un partenaire privilégié en matière d’énergie et de minerais pour la France. C’est sans commune mesure avec nos pays voisins. Il ne faut pas que le voile de l’économie rentière de l’Algérie ne masque la réalité des coopérations entre l’Algérie et la France. Je dirai que c’est sur- tout la sphère privée algérienne qui souffre d’une comparaison négative d’avec nos voisins maro- cains et tunisiens. Mais là aussi, les choses évo- luent à grands pas et l’intégration maghrébine est assez perceptible dans le comportement des opérateurs économiques des deux rives de la Méditerranée.
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