Maroc-Rif: Lettre adressée par Abdelkrim aux Chefs d’Etat des grandes puissances européennes et à la Société des Nations à Genève le 6 septembre 1922.

Aux nations civilisées

Nous avons déjà adressé des communications aux ambassadeurs de certaines puissances à Tanger, en leur exprimant nos griefs à l’égard de l’Espagne et nous ignorons si notre correspondance vous est parvenue. Aujourd’hui, nous faisons appel encore une fois à vos sentiments humanitaires et nous vous demandons d’agir pour le bien-être de l’humanité entière indépendamment de toute religion ou de toute croyance. Il est temps que l’Europe, qui a proclamé au XXème siècle sa volonté de défendre la civilisation et d’élever l’humanité, fasse passer ces nobles principes du domaine de la théorie à celui de la pratique ; il est temps qu’elle se dresse pour défendre les humiliés contre les agresseurs et qu’elle défende, face aux puissants, les droits des faibles que leur sens traditionnel de la dignité ne peut mener, sans apport de secours extérieurs, qu’à une seule fin : l’autodestruction.

Le Rif est actuellement le théâtre d’une guerre, une guerre injustifiée aux yeux du seigneur, qui causera la destruction inutile de beaucoup d’Espagnols et de Rifains.

Les Espagnols croient que l’Europe les a chargés de réformer et de civiliser le Rif. Mais les Rifains demandent : » Est-ce que la réforme consiste à détruire des maisons en utilisant des armes interdites, est-ce qu’elle consiste à s’ingérer dans la religion d’autrui ou à usurper ses droits ? Ou bien n’est-elle qu’un mot pour désigner l’annexion de la terre des autres sous couvert de protection ? L’objectif de la protection est de préserver les droits et de protéger les sujets en question, et l’Europe peut constater à l’heure actuelle que nous avons besoin de quelqu’un qui nous protège contre l’agression de ce pouvoir qui s’attaque à notre liberté, notre indépendance, notre honneur et nos femmes.

Le soulèvement du Rif est le résultat de l’oppression et des abus de pouvoir par des jeunes Espagnols placés ici à des postes de commande. Ils ont autorité même sur les grands docteurs Musulmans, les fonctionnaires civils et les troupes indigènes ; c’est ainsi qu’ils ont commencé à prendre possession de la terre et des gens – ce qui nous rappelle les temps de la barbarie -, mais par le simple fait de porter le nom d’Européens, ils prétendent être des gens civilisés, alors qu’en réalité, loin d’être des réformateurs ou des protecteurs, ils ne sont que des conquérants aveugles.

Le Rif a mené une existence libre et ses hommes sont sacrifiés actuellement dans la défense de leur liberté et de leur religion.

Le Rif ne s’oppose pas à la civilisation moderne ; il n’est pas non plus opposé aux projets de réforme ni aux échanges commerciaux avec l’Europe. Le Rif aspire à l’établissement d’un gouvernement local : c’est un point fondamental pour la protection de ses propres droits ainsi que des droits des étrangers, conformément aux clauses des accords commerciaux qui lient les puissances européennes aux puissances d’Afrique occidentale. Mais le Rif ne veut pas que les rênes du pouvoir soient aux mains d’hommes qui reçoivent de l’or étranger en paiement de leur autorité et de leur patriotisme, qui livrent la terre et ses habitants à ceux qui leur offrent de l’argent et qui ne se soucient que de veiller à leurs seuls intérêts personnels. Ces hommes, sous le couvert de titres divers qui leur ont été conférés, ne sont à l’heure actuelle que les instruments des intérêts des Espagnols, et n’ont aucun égard pour la loi islamique et pour les coutumes nationales.

Le Rif est soucieux d’établir un système de gouvernement pour lui seul, qui dépende uniquement de sa propre volonté ; il veut établir ses propres lois et ses traités commerciaux afin d’être le protecteur de ses droits sur le plan intérieur et international. L’Europe ne peut refuser un gouvernement de ce genre, tant qu’il ne s’oppose en aucune façon aux droits des Européens ou aux réformes ou à la civilisation.

L’Europe entend qu’il existe au Rif un soi-disant « Khalife » avec un « Protectorat espagnol » et des « Protecteurs ». Elle peut donc penser que ceux-ci sont établis constitutionnellement et qu’ils gouvernent en toute justice. Il n’en est rien.

Le Rif a déjà fait appel à l’aide de ceux qui en Europe ont un sens de la justice, il a adressé une communication aux représentants des puissances, et il se trouve encore en armes pour chasser les destructeurs, dans l’attente d’une réponse des nations civilisées. Si celles-ci interviennent, et règlent le problème d’une manière satisfaisante pour le Rif et protègent les droits des deux parties, le Rif aurait alors la certitude que ces réclamations en faveur de l’humanité et de la civilisation étaient bien fondées; mais si elles se tiennent à l’écart et ne convoquent pas une conférence à laquelle les chefs du Rif seraient invités pour établir le bien-fondé de leurs déclarations et se charger d’exécuter tout accord conclu, il sera clair que l’Europe ne cherche qu’à lutter contre tout le monde Musulman avec n’importe quelles armes et par n’importe quel moyen.

Cependant, nous ne pouvons pas penser que la conscience de ceux qui tiennent les rênes politiques du monde civilisé, qu’ils soient Présidents ou Princes, puisse accepter avec sérénité une telle ignominie ; nous entendons ici particulièrement les pays que des liens solides unissent au monde de l’Islam. C’est le temps lui-même qui comblera ou détruira nos espoirs et l’opinion des justes estimant le moment venu nos espoirs à leur vraie valeur.

Quel était le but de l’Europe en réunissant la conférence d’Algésiras ?

Cherchait-elle à établir la loi et l’ordre, à promouvoir le bien public et garantir la prospérité économique ? Si le motif était bon et exempt de toute convoitise ou de toute visée politique ou militaire (comme nous croyons qu’il le fut sans aucun doute), il répond exactement aux vœux du Rif. Le Rif n’a aucune objection d’aucune sorte à ces conditions. Tout ce qu’il veut est de se débarrasser de l’oppression espagnole, de l’agression militaire et établir son propre gouvernement local, avec une administration qu’il contrôlera lui-même.

Est-ce que l’Europe trouve dans ce souhait quoi que ce soit de nuisible à ses intérêts ou une atteinte aux droits de ses communautés ? Y a-t-il quelque préjugé racial ou national qui l’oblige à fermer les portes de ses cercles politiques à ceux qui souffrent sous le joug espagnol ? Si l’Europe n’est pas prête à entendre les doléances du Rif et si elle considère que celles-ci sont loin de la vérité, laissons-la découvrir la vérité par la bouche des Espagnols mêmes, par ceux qui ont déclaré à leur parlement qu’il était nécessaire de se retirer à cause de leur échec et des outrages commis par les soldats et d’autres éléments, qui ne leur ont pas permis d’apaiser l’indignation et la colère du Rif.

Voici les doléances que nous vous adressons ouvertement, ô, nations civilisées de l’Europe ! Que la paix soit sur vous !

Source: Espana y el Rif, Maria Rosa de Madariaga.

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