Maroc : «Le makhzen rabaisse les partis et les hommes» (Mohamed Lahbabi)

Intellectuel, homme de principes, enseignant et leader historique de l’UNFP (Union nationale des forces populaires) puis de l’USFP (Union socialiste des forces populaires), Mohamed Lahbabi, de par son honnêteté et son expérience, bénéficie du respect de la gauche marocaine et de la classe politique en général. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la politique marocaine et l’économie. Si ses détracteurs tentent de le marginaliser, celui qui est aujourd’hui âgé de 85 ans a le mérite de ne pas user de la langue de bois tout en adoptant un discours modéré et cohérent.

La déportation de Mohammed V en août 1953 fait partie des événements qui ont marqué la vie de ce militant chevronné. En mars 1965, il a fait une intervention au Parlement pour dénoncer les exactions du régime. Ce qui a provoqué la colère de l’ancien monarque qui a demandé au ministre de l’Enseignement de rayer Mohamed Lahbabi des cadres de son département. Mais Lahbabi était avant tout l’ami intime de Aberrahim Bouabid, membre fondateur de l’USFP, avec qui il a passé six mois derrière les barreaux à Missour en 1981 pour avoir remis en cause le référendum de Hassan II sur le Sahara.

L’Ittihadi a une vision plutôt optimiste pour le Maroc des trente prochaines années. Pour lui, l’affaire Aminatou Haidar aurait très bien pu être menée par l’ancien ministre de l’Intérieur Driss Basri. A l’occasion du 66è anniversaire du manifeste de l’Indépendance, Mohamed Lahbabi a envoyé une lettre au Premier ministre Abbas El Fassi demandant la transformation de la monarchie makhzenienne en monarchie citoyenne par le biais d’un nouveau parti de la gauche musulmane. Selon lui, la croyance est une affaire personnelle qui se négocie directement avec Dieu. Ce qui explique qu’il applaudisse devant les militants du MALI qui voulaient rompre le jeûne publiquement. Dans cette interview accordée au Journal Hebdomadaire, Mohamed Lahbabi tire à boulets rouges sur Mohamed El Yazghi, Driss Lachgar et Fathallah Oualalou et imagine ce que serait une USFP avec Aberrahim Bouabid.

Interview :

Comment évaluez-vous la situation politique du pays ?

Depuis l’accession de Mohammed VI au trône, il y a une bataille entre la monarchie citoyenne et la monarchie makhzenienne. L’une pousse et l’autre la retient. Le conflit n’est pas gagné, mais la victoire est en marche. Cela prendra vingt ou trente ans, ce qui n’est rien pour un pays qui a vécu sous une monarchie makhzenienne très forte depuis des centaines d’années.

Est-ce que le rôle du makhzen a changé ?

Le peuple marocain veut un Pouvoir monarchique. Il veut que l’on respecte sa religion de façon moderne. En même temps, il est assoiffé de progrès et de dignité. Le makhzen rabaisse les partis et les hommes à la soumission et non pas à la dignité. Environ dix ans avant sa mort, Hassan II nous avait reçus à Ifrane, Bouabid, Radi et moi-même pour discuter de la situation politique du pays. Radi et moi avons été accueillis par Driss Basri dans un grand hôtel de la ville et il nous avait dit : «Notre politique est de discuter avec des gens soumis, vous devez vous soumettre pour obtenir des choses !» Aujourd’hui on ne peut plus dire ça. Il y a donc davantage d’espoir…

La politique vis-à-vis du Sahara vous paraît-elle logique ?

En 1981, nous avons fait six mois de prison, avec Aberrahim Bouabid, parce que nous avions en tant que bureau politique de l’USFP, publié un communiqué en disant que le référendum que demande le Maroc était inacceptable. Si le Sahara est marocain, on ne doit pas faire un référendum ! Driss Basri a appliqué les années de plomb au Sahara. Récemment, Aminatou Haidar a été renvoyée comme si elle était étrangère. C’est une aberration qu’aurait pu commettre D. Basri. On ne chasse pas quelqu’un de son pays ! Toutefois, je pense que grâce à la régionalisation avancée, le problème du Sahara sera résolu dans cinq ans.

Qu’en est-il des partis politiques ?

Les partis, c’est la soumission et la voracité pour bénéficier des biens matériels et politiques. L’exemple de Lachgar est totalement manifeste. Il était pro-El Yazghi parce qu’il lorgnait un poste de ministre. Lorsqu’il ne l’a pas eu, il a changé de discours. Il a parlé du PJD pour faire peur et pour allécher. Il n’a pas été élu au conseil de la ville. Et ce, parce qu’il ne voulait pas rendre visite aux gens des quartiers populaires comme Takaddoum.

La nomination de Lachgar est-elle une manière d’isoler le PJD ?

Oui. Mais c’est plus profond que cela. C’est pour lui faire peur. Lui dire qu’il peut être maté à tout moment.

Etes-vous en faveur d’un rapprochement avec le PJD pour obtenir une constitution démocratique ?

A l’heure actuelle, l’USFP est incapable de prendre une orientation politique précise. Lachgar s’est fait désirer par le PAM. L’USFP n’a pas été capable de le remettre à sa place. Autre chose : Bouabid et moi-même n’aurions jamais accepté d’être maire de la capitale du Maroc avec moins de cinq pour cent des voix. Ce n’est pas représentatif du peuple puisque ce pourcentage ne représente pas les votants. Si Bouabid était encore en vie, nous serions ouverts à toutes les discussions avec n’importe quel parti. Même avec le PAM. Mais sur un programme précis, aussi bien dans les objectifs que dans les actes.

Même avec Al Adl Wal Ihssane ?

Je pense que le PJD va fusionner avec Al Adl Wal Ihssane après la mort de Cheikh Yassine. Nous pouvons encourager Al Adl Wal Ihssane à donner à Nadia Yassine le rôle de porte-parole. Les prises de positions de cette femme sont très importantes. Voilà un point d’accord.

Radi devrait-il quitter la direction de l’USFP ?

C’est un honnête homme. Mais du juste milieu. Il devrait se retirer pour laisser la place aux jeunes. Il pourrait alors les conseiller de par son expérience. Il ne doit pas y avoir des gens de plus de 60 ans au bureau politique.

Et que pensez-vous d’El Yazghi ?

C’est un petit Staline. Avec tous les défauts de Staline et sans ses qualités. Je l’ai dit à l’avant-dernier conseil national. Je me souviens que Hassan II nous avait convoqués à Skhirat, El Yazghi, Radi et moi-même. Nous devions parler de Youssoufi qui était à Cannes. Au cours de la discussion, El Yazghi avait lâché à Hassan II : «Majesté, vos paroles sont pour nous une constitution» ! Avec Radi, nous étions outrés. Par la suite, El Yazghi a été nommé ministre…

A votre avis, qu’est-ce qui a poussé Youssoufi à rentrer au Maroc ?

L’objectif d’El Yazghi était que Youssoufi ne soit pas Premier ministre. Driss Slaoui m’avait appelé et dit : «Boby, la situation est très grave, même la monarchie peut être touchée. Vous nous avez fait du mal et on vous a fait du mal. Sa Majesté est prêt à effacer le passé. Va voir Youssoufi à Cannes pour le convaincre de prendre la tête du gouvernement.» Le lendemain, j’ai pris l’avion et je l’ai convaincu.

La gauche est-elle morte aujourd’hui ?

La gauche traditionnelle est morte. Elle ne peut revivre qu’en intégrant l’islam et la démocratie. Il y a des gens valables noyés dans une masse d’arrivistes. Pour la décennie 2010-2020, la vie politique va se redresser par la constitution de trois grands partis : un parti de la gauche musulmane (USFP, Istiqlal, PPS), un parti de la droite musulmane (PJD, Al Adl Wal Ihssane) et un parti de la modernisation du makhzen (PAM). Ils seront entourés de petits partis. Le premier est un nouveau concept basé sur une lecture du Coran sur la base de la foi, de la science et de la raison et non pas sur la base d’une soumission absolue à la tradition de lecture. La Koutla n’a rien donné, ce n’est pas une solution. Je propose le parti de la citoyenneté et de la modernité. Nous ne voulons pas de makhzen, ni modernisé ni archaïque. Nous voulons une monarchie de citoyenneté. L’islam est par définition laïc. L’islam, c’est la relation entre l’homme et Dieu. Beaucoup de choses qui ont été écrites dans le Coran l’étaient uniquement pour la société arabe du VIIè siècle.

Vous voulez dire que l’Etat n’a pas à intervenir dans la religion ?

L’homme est libre de faire et de penser ce qu’il veut. Il y a l’enfer et le paradis. Je soutiens les jeunes du MALI. Si une jeune femme a décidé de manger dans la rue pendant le ramadan, c’est entre elle et Dieu. Nous, gauche musulmane, nous applaudissons. L’affaire du MALI est une bombe contre la droite musulmane.

Propos recueillis par Hicham Bennani

Le Journal Hebdomadaire, janvier 2010

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