Les évènements qui secouent le pays depuis le 22 février et les manifestations impressionnantes qui font battre le pavé à des millions d’Algériens ont fini par réveiller le peuple en entier de sa léthargie.
L’incroyable arrogance et la cécité du cabinet occulte au pouvoir a poussé son outrecuidance jusqu’à présenter le président Bouteflika pour qu’il rempile avec un cinquième mandat malgré une incapacité physique absolue et évidente à diriger le pays. Un geste qui avait fait de l’Algérie la risée des médias internationaux et considéré par l’écrasante majorité des Algériens comme l’humiliation de trop. Une décision qui a fini par exploser à la figure du gouvernement qui voit comment depuis le 22 février 2019, des millions d’Algériens réclament chaque vendredi le départ du système en entier et une deuxième République digne de ce nom.
Les marées humaines des manifestants ont pris de court le gouvernement actuel mais aussi tous les observateurs, car depuis l’indépendance et mis à part quelques cas de révoltes dans d’autres régions comme le Sud algérien, les manifestations massives venaient plutôt de la Kabylie. Même les mal nommés « Printemps arabes » sont passés en catimini sans grands chamboulements.
Les Algériens, échaudés par les évènements de 1988 et avec les massacres et les atrocités de la décennie noire à l’esprit, étaient disposés à supporter beaucoup de dépassements en contrepartie de la paix. C’est là-dessus qu’a joué Bouteflika avec sa politique de réconciliation nationale dont il a usé et abusé au point d’en faire une constante nationale et de son auteur un demi-Dieu, un Fakhamatouhou ! C’est donc avec une grande surprise que la gérontocratie au pouvoir voit cette colère – encore pacifique et très civilisée – toucher toutes les régions d’Algérie avec néanmoins certaines différences notables en Kabylie, qui est probablement la seule région du pays où les appels à la révolte ont été perçus de manière différenciée et peu homogène.
Il est bien entendu, que le souhait de faire tomber ce pouvoir est également partagé par la Kabylie. Le nouveau système qui en ressortirait ne saurait être pire que l’actuel. Demeurer en marge de cette véritable révolution reviendrait, en outre, à se mettre hors-jeu et perdre des atouts pour placer des revendications propres. La Kabylie n’a donc rien à perdre à s’impliquer et à participer au formidable mouvement citoyen. Il ne fait pas de doute, par ailleurs, que le succès de cette révolte « du sourire » a donné une image très positive du pays, avec des manifestants pacifiques, créatifs, solidaires et qui ont surtout fait preuve d’une très grande dose d’humour dans leurs slogans.
Une révolution dans l’état d’âme des Algériens qui semblent soudain se réconcilier avec eux-mêmes et leur pays. «C’est la première fois depuis longtemps que je n’ai plus envie de quitter mon pays » proclame une des nombreuses pancartes portées par les manifestants. Ce mouvement et les milliers de drapeaux algériens brandis tous les vendredis depuis le 22 février contribuent à la renaissance de l’amour de la patrie et au renouveau d’un nationalisme algérien qui souffre depuis longtemps de la gabegie, la corruption et la médiocrité des dirigeants du pays. Un nationalisme qui appelle à la constitution d’un front uni d’abord contre le cinquième mandat et ensuite contre le système et tout ce qu’il représente.
Algérie vs Kabylie : lutte pour l’occupation emblématique des espaces symboliques
Il ne fait pas de doute que la généralisation de ce mouvement à tout le pays n’a pas manqué d’affecter la longue tradition d’opposition kabyle contre le « pouvoir ». Un regard sur les réseaux sociaux et leur rôle fondamental dans ces évènements laisse facilement apparaitre des positionnements différents et qui coïncident globalement avec les tendances politiques qui traversent actuellement le paysage politique kabyle. La formidable réaction du peuple algérien contre le cinquième mandat, la maturité politique des manifestants et le retour d’une Algérie belle et rebelle exigeant la fin du système a provoqué une véritable euphorie de nature à pouvoir désactiver les revendications kabyles dans la mesure où celles-ci se justifient fondamentalement par une absence de liberté et de reconnaissance de la diversité en Algérie et particulièrement des revendications en Kabylie. L’impact du mouvement pourrait donc se traduire par une démobilisation ou une diminution de l’adhésion aux idées autonomistes ou souverainistes. Dans ce sens, des appels ont été lancés pour ne pas porter le drapeau kabyle ou amazigh pendant les manifestations sous prétexte qu’il fallait « reporter » ces revendications à plus tard, une fois le système dégagé.
Beaucoup en Kabylie ont suivi ce raisonnement. La conviction d’être « un Algérien comme tous les autres », certains complexes de culpabilisation (mauvais ‘arabe’ ou ‘mauvais musulman’) ou une certaine haine de soi font que certains kabyles veulent «démontrer » leur algérianité en assumant le seul drapeau algérien comme symbole identitaire et s’opposant à tout autre emblème comme menace au front unitaire.
Pourtant, l’amazigh étant langue officielle en Algérie, l’emblème qui le représente devrait être partagé par le reste de Algériens, or, on ne voit jamais ou pratiquement jamais ce drapeau amazigh arboré dans les régions d’Algérie non berbérophones, même si, selon le discours officiel, elles seraient également toutes amazighes.
D’autres voix dont surtout celles des autonomistes du Rassemblement Pour la Kabylie (RPK) ou leurs sympathisants n’ont pas tardé à se faire entendre pour avertir du danger d’un tel comportement et demander, au contraire, d’aller aux manifestations mais avec des drapeaux algériens et amazighs,
Il y a enfin ceux qui appellent à manifester avec l’anay aqbayli – le drapeau spécifiquement kabyle – qu’ils soient du MAK ou pas – et qui considèrent que les militants pour l’indépendance de la Kabylie devraient occuper des espaces avec leurs propres symboles afin de se donner plus de visibilité.
Relevons aussi que si le drapeau– dit aussi fédéral – des Amazighs est dorénavant toléré en public même s’il est pratiquement inexistant en dehors de la Kabylie et des régions berbérophones comme les Aurès ou Ghardaia, il n’en va pas de même pour le drapeau kabyle. Ce drapeau connaît l’exclusion et la prohibition qu’avait connues en son temps l’actuel drapeau amazigh. Son outrage : être assimilé avec le séparatisme et les souverainistes. Comme si l’autodétermination était un délit. Faire flotter ce drapeau durant les manifestations de ces dernières semaines inclut des risques pour son auteur de se faire huer ou d’être empêché de le brandir dans certaines villes du pays mais aussi au sein de la diaspora algérienne. Les premières escarmouches dans ce sens se sont déjà produites aussi bien en Kabylie qu’au sein de la diaspora en France ou au Canada par exemple, où les manifestants ont tenté d’expulser ou d’interdire le drapeau « kabyle », assimilé au « séparatisme » du MAK. Cet emblème ne peut-être d’ailleurs brandi qu’en Kabylie. L’exhiber dans le reste de l’Algérie, à fortiori, dans la capitale algérienne ferait courir à son auteur le risque d’être lynché ou emprisonné. Nous sommes loin, très loin, de l’Espagne par exemple, où des milliers d’indépendantistes catalans sont allés manifester ce dimanche 17 mars à Madrid, pour couvrir de leurs couleurs et drapeaux la ville de Madrid, la capitale, au cœur même du pays…
Les questions de représentation dans une hypothétique conférence nationale
À ces différences dans le rapport aux emblèmes symboliques s’ajoutent une série d’autres questions sur une hypothétique conférence nationale pensée comme un préalable pour une sortie de crise et à la fin du système. Proposée comme formule pour introduire « les changements profonds » promis par Bouteflika au cas où il serait élu pour un cinquième mandat, cette conférence bute dès le départ sur de grandes confusions. Des listes de personnalités ‘nationales’ non impliquées dans la gestion politique commencent à circuler dans les réseaux mais sans que le gouvernement actuel donne le moindre indice sur des questions fondamentales, d’abord, autour de l’institution en tant que telle comme son indépendance, sa liberté d’action, sa composition ou ses critères de fonctionnement. Ensuite sur la forme de désignation de ses composantes. Quels en seraient les critères de choix ou les mécanismes de représentation de ses membres ? Sont-ils géographiques, démographiques, linguistiques et culturels ? Serait-ce l’appartenance à des tendances politiques ou religieuses ?
Faudrait-il, comme le rappellent certains internautes, revenir aux structures des régions pendant la guerre de libération nationale avec les six wilayas historiques (Aurès, Nord-constantinois, Kabylie, Alger/Algérois ; Oran et Sahara) ?
Même l’idée même du choix d’interlocuteurs ou de représentants du mouvement citoyen risque d’être un écueil important. Elle pose, en effet, un certain nombre de problèmes: de quelle légitimité les personnes élues et/ou désignées peuvent-elles se prévaloir ? Une fois élues, ces personnes ne risquent-elles pas de faire l’objet soit de manipulation, d’influence ou de pression de la part des autorités ? Comment se prémunir des risques de corruption ou de récupération ? Enfin, la désignation d’un comité, conseil ou groupe pour négocier avec l’État l’avenir du pays ne risquerait-elle pas de détourner le focus et l’attention – actuellement braquée sur le peuple – vers des individus alors que la puissance actuelle du mouvement citoyen réside justement dans la force et la créativité, la solidarité et la dynamique du peuple qui manifeste de manière solidaire son rejet du pouvoir ?
Faudrait-il s’appuyer sur l’expérience de laεrac et penser à une représentation concentrique et évolutive : par village, daïra et wilaya ? Ce mouvement qui avait mobilisé de très grandes masses en 2001 pourrait-il transcender les villages et les daïras ?
Après l’euphorie et la gueule de bois : poser les véritables problèmes
Les critères de représentation clarifiés et adoptés l’objectif serait alors d’arriver enfin à un consensus. Mais avant, certaines questions se profilent déjà comme des os durs à ronger : les divergences idéologiques profondes qui peuvent exister entre la Kabylie et d’autres régions d’Algérie et qu’il ne conviendrait surtout pas de balayer sous le tapis. Les problèmes seront donc redoutables et il faudrait alors une bonne dose de patience, de tolérance, de capacité d’écoute et de dialogue pour les affronter.
– Le type ou la forme de gouvernance à choisir : Le système jacobin extrêmement centralisé suivi et adopté par les gouvernements successifs a permis de concentrer et d’accaparer tous ces pouvoirs entre les mains d’un groupe de personnes et de clans depuis l’indépendance.
Ce centralisme a engendré une politique d’homogénéisation uniciste construite sur des piliers idéologiques monolithiques et exclusifs: une langue : l’arabe, une religion : l’islam ; un gouvernement : le FLN et ses dérivés. Ces choix ont servis aux clans au pouvoir à faire l’impasse sur la diversité culturelle, religieuse et linguistique et en même temps à faire main basse sur les richesses du pays. Des sommes colossales ont été dépensées pour des projets aussi pharaoniques qu’absurdes. Le tout dans un contexte de corruption généralisée et systématisée qui fera le lit de l’injustice, des conflits identitaires mais aussi des problèmes économiques et de représentation démocratique de la population : les libertés individuelles et collectives seront désormais mises sous le boisseau des fameuses « constantes nationales » et des non moins célèbres « valeurs de Novembre » comme la défense de l’ «unité de la nation », la langue arabe et l’islam comme langue et religion de l’état post-indépendant.
S’il y a unanimité pour rejeter en bloc tout le système et tout le personnel politique et son discours, les Algériens – tous les Algériens – seraient-ils disposés à accepter de remettre en cause ces constantes nationales sur lesquels se fondent ce système pourtant honni et maudit? Seraient-ils disposés à dépasser les schémas unicistes du formatage nationaliste pour refondre le système de gouvernance afin d’évoluer, par exemple, vers un système fédéral des régions tel qu’il est demandé par une bonne partie des forces politiques en Kabylie ? La réaction franchement opposée du candidat à la présidence – le Général Major Ali Ghediri, pourtant présenté comme « le candidat du changement » – en dit long sur la profondeur du problème et de la phobie que provoque une telle idée dans d’amples secteurs de l’opinion nationale. Comment compenser l’évidente disparité régionale sur ce point ?
– L’islam e comme religion d’État : le reste de l’Algérie serait-il disposé à accepter le débat sur le rôle de l’islam en Algérie et son corollaire, la laïcité comme le demande de grands pans de la société kabyle où cette revendication transversale et reprise par l’ensemble des agents politiques de la région (RCD, FFS ; MAK ; RPK ; MCB ; URK) ?
– Le reste de l’Algérie accepterait-il la diversité religieuse et les mêmes droits et obligations aux autres religions que l’islam (christianisme), voire même à d’autres tendances musulmanes qui ne soient pas le sunnisme malikite officiel (l’ibadisme, Ahmadis etc..)? .
– Accepterait-il de revenir sur la fameuse triade des Oulémas l’Islam est notre religion, la langue arabe est notre langue, l’Algérie est notre patrie) pour supprimer de la future constitution l’article qui proclame l’Islam comme religion d’État? Serait-il disponible à accepter un système de gouvernement qui assurerait la diversité religieuse?
– La majorité des Algériens accepterait-elle de revenir sur le code de la famille pour tout simplement le supprimer pour ne laisser qu’une seule loi et égale en droits et en obligations aussi bien pour les hommes que les femmes?
– Le rôle des langues : les Algériens seraient-ils disposés à accepter que les langues autochtones comme le kabyle aient vraiment le même statut que l’arabe en Algérie ou du moins dans les territoires dont elles constituent la langue propre ? Accepteraient-ils même le concept de langue kabyle ? Accepteraient-ils de territorialiser les usages linguistiques et de reconnaître le kabyle comme langue propre de la région si une majorité de sa population le demande comme semblent le démontrer toutes les statistiques de l’enseignement de « l’amazigh » en Kabylie?
Ce ne sont que quelques points qu’il faudrait absolument débattre et ne pas « reporter » à « plus tard » comme le demandent certains appels de nationalistes algériens. Il faudrait, cette foi, savoir tirer des leçons de l’Histoire – pourtant bien récente du pays – pour mettre sur le tapis la question de la définition identitaire de l’Algérie. L’éviter ou la reporter « à des jours meilleurs » nous ferait revivre un autre épisode de la crise dite « berbériste » de 1949 et tout ce qui en découlerait par la suite. Tenir compte du fait, que cette fois, toutes les priorités sont des priorités.
Imposer ou construire ensemble l’unité ?
Si la Kabylie veut continuer à vivre dans une Algérie unie – et l’écrasante majorité y serait prête, pour peu qu’elle s’y sente à l’aise – les forces politiques kabyles doivent d’abord trouver et proposer des solutions où chaque entité sociolinguistique, chaque région, évoluera selon ses spécificités. Le monde a connu plusieurs modèles d’État. Il est possible d’en adapter un aux besoins du pays. Les avantages en seraient incommensurables et l’impact formidable en terme de débauche d’énergies et de créativité. Le slogan « Un peuple, une langue, une religion » est périmé. Il est même dangereux et liberticide pour la diversité et la tolérance. Cette jeunesse assoiffée de changement et de vie osera-t-elle franchir le Rubicon et en finir avec l’unanimisme euphorique et idéologique ? Osera-t-elle la diversité ? Verra-t-on des pays où le drapeau d’une idéologie acceptera d’autres emblèmes pour exprimer la diversité des régions, des cultures, des langues et des peuples ? Osera-t-elle, cette jeunesse, la mixité, le respect total des femmes dans tous leurs droits, le renvoi de la religion aux espaces privés ? Finiront-ils, un jour, cette jeunesse et ce peuple, par cesser de confondre diversité avec division, uniformité avec unité, libertés individuelles et collectives avec la fameuse main de l’étranger ?
Les revendications berbères et kabyles en particulier sont une réalité intangible de l’Algérie. La prise de conscience identitaire est irréversible et ne peut aller que de l’avant. L’inflexibilité des pouvoirs, la répression, le déni ou la force ne sont pas et n’ont jamais été la solution ni éliminé les conflits. L’histoire de l’Algérie et des peuples l’a largement démontré.
Oui, mettre tout cela sur la table … tout de suite et maintenant ! Méditer cette phrase visionnaire de Mouloud Feraoun – ignoré et exclu comme tant d’autres créateurs kabyles – par l’idéologie jusqu’à présent dominante : “Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier.” (M. Feraoun; Journal 1955-1962, 12 janvier 1957).
Voilà pourquoi, les forces vives kabyles doivent déjà penser à réfléchir et à se concerter. Elles doivent le faire dans un respect absolu de toutes les idées et toutes les propositions sans exception pour peu qu’elles s’appuient sur des arguments pacifiques. L’autodétermination est également une idée politique qui a une existence réelle en Kabylie et qui – à ce titre – devrait être respectée. En Kabylie, en Algérie, comme ailleurs. Dans le sens opposé, il est également nécessaire que les souverainistes kabyles acceptent le fait qu’un Kabyle puisse refuser cette idée sans être taxé de traître ou de mauvais kabyle. Seul un système de représentation politique ouvert, libre et indépendant peut juger du poids réel de telle ou telle idée politique.
En attendant, le respect devrait régner entre les différentes tendances politiques. À cet égard, les dernières manifestations ont laissé les images prometteuses d’une tolérance qui semble s’installer peu-à peu dans la région : des représentants de différentes forces politiques, ensembles dans des marches et derrière des banderoles affichant ouvertement l’objectif d’une Algérie fédérale des régions. Une belle perspective qui pourrait rapprocher – pour peu que la raison s’y mette – toutes les forces politiques kabyles.
Si jusqu’à présent l’appartenance à un parti faisait des membres du RCD, du FFS, du MAK, du RPK ou de l’URK des ennemis politiques, la nouvelle conjoncture pourrait les faire converger autour d’un patrimoine partagé: l’amour de la Kabylie et plus particulièrement la défense de ce qui les unit tous : la langue, la culture et le pays. Et ça, les Catalans ou les Basques, des nations qui ont réussi, l’ont bien compris. Les Kabyles peuvent aussi y arriver et ouvrir la voie aux autres régions d’Algérie voire de l’Afrique du Nord. Une Afrique du Nord des régions et de peuples enfin réconciliées avec elles-mêmes.
Auteur
Mohand Tilmatine
Le Matin d’Algérie, 19 mars 2019
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