Le Choléra aux temps de l’amour

( Titre : Le Choléra aux temps de l’amour. – Mohammed Talbi – )
L’ un des avantages louables de la toile, c’est qu’elle permet de se retrouver. Il est vrai que tout le monde ne veut pas se retrouver. C’est même mieux, parfois ! Mais il est surprenant de constater comme l’on peut, aujourd’hui, réveiller des gens qui sommeillaient pendant des décennies dans la poussière de notre mémoire, comme il nous est facile de prendre vengeance sur l’oubli, imparable, inévitable, et inexorable à la fois, autrefois, qui longtemps nous lutina à bouts de parfums, à bouffées de souvenirs incertains, de retours tantôt pénibles, douloureux, presque malsains, tantôt doux, revivifiants, beaux sans fin. Nous avons enfin l’opportunité de ressusciter des personnes que depuis longtemps nous avions enterrées, car perdues de vue, de notre vie à jamais parties, parties mais dans le secret de notre coeur toujours profondément ancrées.
Ce fut ainsi que, après une longue séparation, Yasmina et Ahmed, qui ne s’étaient vus depuis trente-trois ans, depuis qu’ils étaient tous deux étudiants à Toulouse, en France, par cette magnifique, par cette splendide matinée du début de juin de l’année 2017, sur la corniche d’Agadir, où il pleuvait des paillettes d’or et des rêves multicolres, le soleil doux, beau, étincelant, faisant la cour à la mer calme, diaphane, soumise à ce majestueux prince flamboyant, ils purent s’étreindre longuement, longtemps rester enlacés, pleurant et riant comme des enfants qu’on vient de consoler avec un bisou, un joujou, un bonbon, comme au temps des aveux émouvants, comme au temps des adieux déchirants, qui jadis, à la fin de leurs études supérieures au Mirail, elle la renvoyèrent à Alger, lui à Agadir.
À la terrasse du café Jour et Nuit, qui donne sur le tapis verdoyant qui doucement ondoyait ce matin-là jusqu’à l’horizon, où pour ses noces tantôt descendrait le soleil accueillir Aphrodite, Éole, et Cupidon, ainsi que tous les morts, ainsi que tous les vivants, devant leurs tasses restées pleines, après les premières effusions, eux restèrent longtemps silencieux. Un silence lourd de trente-trois longues années. Un silence qui parlait, qui loin derrière les invitait, quand, à dix-huit ans, ayant alors décroché chacun leur bac dans leurs pays respectifs, ils se rencontrèrent pour la première fois, en première année de la section littérature française, lors d’un cours que donnait un inoubliable, un bénit, un saint M.Delmas, sur Le Rouge et Le Noir de Stendhal. Ils étaient les seuls maghrébins dans une classe d’une soixantaine d’étudiants, et dès cette première rencontre, ce fut le coup de foudre.
Les espoirs bourgeonnants de l’adolescence, les ressemblances culturelles, la proximité géographique aidant, dès les premiers tâtonnements de leur vie universitaire, dès les premiers balbutiements de cet amour naissant, ils étaient devenus l’ombre l’un de l’autre ; et sans jamais perdre pied, l’un soutenant l’autre, le chérissant dans cette étrangeté merveilleusement pénible, l’aidant, le relevant, le consolant quand la vie était ingrate, la nostalgie insupportable, l’envie de la désertion irrésistible ; le célébrant, l’exaltant, le sublimant, quand à l’insu de leurs peuples, frères ennemis qui se haïssaient, se déchiraient, sans raison, à l’insu de leurs parents, qui, à force de vivre dans des sociétés archaïques, sclérosées, dépassées, où l’amour n’avait ni droit de cité, ni aucune valeur, ni aucun nom, ne savaient ni ouvertement le dire, ni n’oseraient jamais dans un jardin public, dans la rue, devant les autres s’embrasser, quand à l’insu de toutes les religions, de toutes les guerres, de toute l’Histoire, de l’humanité entière, dans leur chambre universitaire douillette, ils s’aimaient passionnément, goulûment consommaient, dans la tiède pénombre des après-midi vacants, les premiers fruits de leur plus belle saison, quand pendant des heures et des heures, l’un dans les bras de l’autre, ils folâtraient toute la nuit, jusqu’à l’aube, jusqu’à la déraison.
Mais heureusement, ils étaient là, à présent, défiant et l’âge, et ses ravages, et le temps, et l’espace, et les croyances, et les frontières, et le monde autour, et demain, et hier, un peu désabusés, un peu vieux, mais mûrs, sereins, et fiers. Ce qu’ils avaient à se dire, ils se l’étaient dit sur Facebook tout au long des deux années qui avaient suivies leurs incroyables retrouvailles.
Comme dans L’Amour aux temps du choléra, de Gabriel Garcia Marquez, ils s’étaient jurés jadis de se marier et de vivre un amour éternel, et, tout comme Fermina épousa Juvenal Urbino, le brillant médecin, non son amoureux, Yasmina, elle, fut contrainte dès son retour au pays par sa famille à épouser son cousin, P.D.G. d’une grande firme algérienne, car son père avait donné parole à son oncle, et que c’était pour l’honneur de sa famille ; tandis qu’Ahmed, lui, tout comme Florentino, l’amoureux abandonné, il était resté célibataire, usant son temps et son corps de déception en déception, vieillissant davantage d’amour en chagrin, sans jamais trouver égale à celle qu’il surnomma un jour Lapine Blanche, celle qui pour jamais resta sa plus belle femme du monde, sa Yasmina adorée…
Il glissa sa main dans la sienne, et comme quand ils étaient jeunes, quand ils prenaient un café à la Place Esquirol, Saint-Georges, Wilson, regardaient un film au Gaumont ou se promenaient le dimanche au marché de La Place Saint-Sernin, il sentit la même chaleur, exactement le même bonheur, et sans se soucier des gens autour, ni de ce qu’ils pourraient dire, au nez des musulmans et des chrétiens qui jacassaient à la grande terrasse comble, au nez de tous les marocains et de tous les algériens, au nez du monde entier, ils se rapprochèrent l’un de l’autre, et longuement, amoureusement, si intensément s’embrassèrent qu’émus, complices, certains clients à la fin applaudirent.
Ils avaient convenu de régler leurs dernières affaires, chacun de leur côté, de réunir les pièces dont ils auraient besoin, car ils allaient quitter ces pays qui ne voulaient pas changer, qui ne changeraient peut-être jamais, en tout cas pas de leur vivant, pour aller finir leur vie, comme ils en avaient rêvé, il y avait de celà trente-trois ans, au Canada.
Au même endroit ce soir, de la même terrasse, Ahmed regarde le soleil épouser la mer. Il pleure en silence et le feu ravage son coeur. Yasmina est morte hier à Alger, emportée par une épidémie du choléra.
Il était écrit là-haut, que jamais leurs noces à eux, n’auraient lieu…
– Mohammed Talbi –

Visited 1 times, 1 visit(s) today
Publicités