Hassan Zouaoui
Depuis les premières années de l’indépendance, la question constitutionnelle pèse sur le rapport entre la monarchie et les partis du mouvement national. L’ensemble des crises politico-institutionnelles se ramènent pour l’essentiel à la problématique générale du pouvoir constituant du Roi, c’est-à-dire à sa conquête, à son exercice et à son aboutissement. En témoigne l’élaboration de toutes les constitutions marocaines.
La fabrication royale de la constitution a permis au Roi, en sa qualité de Commandeur des croyants, de disposer de pouvoirs qui font de lui le centre de toute décision politique. La pratique politico-institutionnelle du Roi Hassan II a érigé la commanderie des croyants en institution stratégique dont la fonction principale est de conforter le monarque dans sa position de maître du jeu politico-institutionnel. Il en résulte que le Roi demeure l’auteur de la constitution qui met en action, préserve et consacre son pouvoir suprême. C’est pourquoi il est inconcevable de penser que la constitution est susceptible d’inhiber sa liberté et son action politiques, alors qu’elle est faite « par et pour lui ».
On retrouve, dans la révision constitutionnelle approuvée par référendum du 13 septembre 1996, les constantes précédemment observées : la fabrication royale de la constitution et l’absence d’assemblée constituante ou d’organe constituant non contrôlé par le Roi. Le contenu de cette réforme ne touche en rien à l’article 19. Sur le plan strictement juridique, cet article 19 de la constitution marocaine a une fonction de localisation du Pouvoir. Il détache le roi par rapport aux autres organes de l’Etat en l’isolant pour bien montrer qu’il est le lieu géométrique du ‘’Pouvoir agissant”.
Tout comme Hassan II, le Roi Mohamed VI insiste sur la croyance en une fonctionnalité de la commanderie des croyants, c’est-à-dire en l’existence de son utilité politique, de sa raison d’être et de son rôle légitime d’institution. Dans un entretien accordé à la presse étrangère, publié par Le Figaro du 4 septembre 2001, le nouveau monarque Mohamed VI a bien défini le cadre institutionnel de son action politique : « Les Marocains veulent une monarchie forte, démocratique et exécutive. Notre monarchie est constitutionnelle avec un texte fondamental datant de 1962 qui avait été élaboré en étroite concertation avec les formations politiques de l’époque. Mais chez nous, le roi ne se contente pas de régner… ». On ne s’étonne donc pas dans ces conditions de constater que le fond reste le même, le rôle du roi
« Amir Al Mouminine et représentant suprême de la Nation » étant immuable.
L’analyse de ce discours du nouveau monarque révèle une volonté manifeste de ne pas se démarquer d’un schéma institutionnel qui semble visiblement promouvoir une conception des valeurs traditionnelles et ancestrales d’exercice du pouvoir monarchique. C’est ainsi que la monarchie agissante, qui fait désormais partie de l’identité politique marocaine, a pour fondement l’article 19. Cet article qui donne au Commandeur des croyants un pouvoir général d’action et d’interprétation s’impose à tous parce qu’il est de nature supérieure et sacrée. Le modèle de la monarchie exécutive voulue par le nouveau règne présente en effet une certaine continuité avec la base constitutionnelle. Celle-ci se rapporte ici aux diverses sources de l’autorité -religion, tradition, charisme- et aux finalités politiques poursuivies par l’institution royale.
L’analyse du régime politique marocain reste marquée par le poids historique et institutionnel de la Commanderie des croyants. Sa prépondérance a des conséquences directes sur toutes les institutions constitutionnelles. D’où il serait difficile de reconnaître à ce régime son caractère parlementaire. Parce que les réformes constitutionnelles de 1992 et de 1996, bien qu’elles modifient le mode de désignation du gouvernement qui a favorisé une « symbiose » entre le gouvernement et la majorité au parlement, n’ont pas permis au Premier ministre de devenir « l’homme fort » du régime politique marocain. La structure constitutionnelle aussi bien que la pratique politique du gouvernement conservent la marque de cette intention dans la mesure où la véritable clef de voûte de l’édifice est le Roi, le premier ministre en étant plutôt « la flèche ».
Dans sa version marocaine, le présidentialisme favorise le principe selon lequel le Roi en sa qualité d’Amir Al-Mouminine « empoche tout » et n’associe pas toujours le Premier ministre au processus de décision politique. C’est le Roi -Commandeur des croyants qui s’est largement approprié les fonctions gouvernementales. Ainsi, cette analyse nous permet de dégager une « conception marocaine » de la monarchie constitutionnelle qui ne présente aucun rapport avec l’expression de « monarchie constitutionnelle » en droit constitutionnel classique. Selon cette expression, il s’agit d’un type de régime dans lequel le monarque règne mais ne gouverne pas. Le cas marocain reste spécifique du fait qu’Imarat Al Mouminine ne favorise pas une « parlementarisation » de la monarchie. Cette perspective est d’autant plus claire qu’il est hors de question de mettre en équation ce particularisme du pouvoir monarchique : un roi fort aux antipodes de la représentation à l’espagnole.
De ce point de vue, la question principale est celle de l’impact de la Constitution sur la formation du régime politique marocain. Force est de rappeler que la spécificité du système constitutionnel marocain viendrait du fait qu’on y trouve au niveau supérieur, un droit public musulman plus efficace et au niveau inférieur un droit constitutionnel d’inspiration occidentale, perturbé dans son existence, voit son domaine d’application toujours aussi réduit. Il en découle que la construction de la valeur constitutionnelle marocaine en particulier se trouve intimement associée elle-même à la mise en valeur constitutionnelle du droit public musulman qui va servir de critère à la constitutionnalité. C’est à partir de ce critère que sera jugée la légitimité ou l’illégitimité. Les normes de ce droit public musulman, qui disposent d’une force juridique supérieure, constitueraient les fondements essentiels de l’autorité monarchique. Elles contribueraient en effet à légitimer le pouvoir royal.
L’institution monarchique est ainsi perçue comme détentrice d’une réalité propre où la suprématie et la domination royale se fondent principalement sur le dispositif religieux, par lequel le Roi se voit réserver le droit de gouverner en vertu des qualités qui lui sont reconnues. Ce fait explique pourquoi le cadre constitutionnel marocain, depuis l’élaboration de la première constitution en 1962, n’est pas laissé au hasard tant que les règles de la constitution implicite sont érigées en repères le balisant. Dans cette perspective, l’article 19 a pour effet de réaffirmer les attributs fondamentaux de la royauté, qui font de son titulaire (le monarque) le support d’une légitimité religieuse.
En raison de la prédominance du sacré, la séparation du religieux et du politique n’existait pas. Au contraire, le sacré et le politique avaient la même finalité : assurer l’un et l’autre le maintien de l’ordre institutionnel établi. Or, l’articulation entre le mécanisme religieux et le mécanisme constitutionnel, et leur rôle dans le maintien de la domination monarchique, signifient que la religion comme la politique ne meurent pas de la constitution. Elle impose souvent une logique qui sert le contrôle politique et institutionnel exercé par la monarchie. Elle repose sur la prise en compte d’une raison divine sans laquelle, il est impossible de comprendre la justification qui fait de la monarchie marocaine une monarchie gouvernante.
En somme, la fonction politique de la constitution implicite, continue à alimenter le débat politique au Maroc. Après l’annonce de réformes institutionnelles par le discours royal du 9 mars 2011, la démocratisation du régime politique est d’actualité. La place de la commanderie des croyants dans la constitution suscite une large partie de discussion. De sorte qu’on ne peut pas penser la démocratisation sans mettre en question l’hégémonisme politique de cette institution. Deux questions se posent donc : Quel type de monarchie va-t-elle accoucher de la prochaine réforme institutionnelle ? Est-elle capable d’engager le Maroc dans une transition démocratique ?
On entend par constitution implicite, une série de prescriptions qui ne figurent pas explicitement dans le texte constitutionnel mais qui s’imposent néanmoins aux acteurs institutionnels en tant que règles à respecter.
Docteur en sciences politiques
Source : Lakome, 1er juin 2011
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