ANALYSE – Les politiques régionales de l’Iran après Soleimani

La mort de Qassem Soleimani est une perte irremplaçable pour la politique régionale de l’Iran.

Bünyamin Tangüner, Ümit Dönmez | 13.01.2020

AA – Istanbul – Bünyamin Tangüner

L’année 2020 a commencé avec l’un des développements les plus importants de ces dernières années au sens régional. Suite aux développements sociaux et politiques en Irak ces dernières semaines, les protestations ayant d’abord pris l’Iran comme cible ont été réorientées par les Unités de mobilisation populaires (Hachd Al-Chaabi) contre les États-Unis, et l’ambassade des États-Unis à Bagdad a été envahie. À la suite de cet incident, la frappe aérienne de l’armée américaine autour de l’aéroport de Bagdad, et le stratège de l’efficacité et du pouvoir de l’Iran dans la région, le chef de la Force al-Quds de l’Armée du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) [1] le commandant Qassem Soleimani [2] et le Vice-président des Hachd Al-Chaabi, Abu al-Mahdi Al Muhandis [3] et ses compagnons ont perdu la vie. Cette attaque extraordinaire va longtemps occuper l’agenda mondial en termes de développements régionaux dans le contexte de la réponse initiale de l’Iran à cette attaque.

Après que les funérailles de Qassem Soleimani et d’Abu al-Mahdi Al-Muhandis ont été amenées en Iran, la foule rassemblée lors des funérailles tenues dans diverses provinces et les slogans criés ont été évaluées comme une indication vivante que Qassem Soleimani occupait une place importante dans la société iranienne. Dans le contexte de son impact sur la politique intérieure et des récentes réactions sociales, cet événement est devenu une importante mobilisation sociale à travers le pays. La perte de Qassem Soleimani qui est considéré par la société iranienne, comme le commandant qui “fait la pluie et le beau temps au Moyen-Orient”, et “l’homme qui défend les intérêts de l’Iran au prix de sa vie”, et sur la scène internationale comme “le commandant fantôme”, est sans aucun doute une perte importante en termes de de son rôle actif dans la stratégie de l’Iran.

L’Iran a dépassé toutes les attentes selon lesquelles il répondra avec des “éléments de procuration” [proxy, ndlr] à cette attaque des États-Unis, en tirant des missiles balistiques sur la base d’Ayn al-Assad en Irak depuis la région de Kermanchah. Selon les informations fournies par les agences de presse iraniennes, ces attaques ont été effectuées avec des missiles de courte et moyenne portée, Fatih-313, Zulfiqar, et Resurrection. Après le début de ces attaques, le corps de Qassem Soleimani a été enterré dans un endroit prédéterminé à Kirman, et le régime a, à une certaine mesure, répondu aux attentes de sa société d’une “vengeance à outrance”.

La vie militaire de Qassem Soleimani et le commandement de la Force al-Quds du CGRI

Qassem Soleimani, né en mars 1957 dans la province de Kirman en Iran, a commencé sa vie de fonctionnaire à l’administration des Affaires de l’eau de la province de Kirman à l’âge de 18 ans. Il a rencontré Riza Kammyab, qui était un spirituel de Mashhad, pendant les jours où le processus conduisant à la révolution iranienne s’est progressivement déployé, et a ainsi pris part aux protestations allant renverser le régime du Chah. Qassem Soleimanii a rencontré l’ayatollah Ali Khamenei au moment de l’exil de Khamenei à Kirman et est, dès lors, devenu l’un des hommes les plus appréciés de Khamenei. Avec la mission lui ayant été conférée et les louanges d’Ali Khamenei sur toutes les plateformes, il est devenu la deuxième figure la plus importante du régime après le Guide révolutionnaire.

Qassem Soleimani a commencé à participer aux activités de la CGRI après la révolution iranienne de 1979. Qassem Soleimanii, membre du Corps des gardiens de la révolution de la province de Kirman, a servi sur de nombreux fronts pendant la guerre Iran-Irak de huit ans entre 1980-1988 et a commandé des opérations telles que Velfecr 8, Karbala 4, Karbala 5 pendant la guerre.

Qassem Soleimani a été nommé chef de la Force al-Quds du Corps des gardiens de la révolution par l’ayatollah Ali Khamenei en 1997. Pendant la période du commandement des Forces Qods, il a joué un rôle efficace dans la communication et le soutien fournis au Hezbollah libanais et aux milices palestiniennes. Les guerres de Gaza de 33 jours (2006) du Hezbollah libanais avec Israël (2006), ainsi que les les guerres de Gaza de 22 jours (2009) que les milices palestiniennes remportées (ou plutôt o,t démontré une relative supériorité), sont des exemples de ce rôle efficace que Soleimani a joué sur le terrain.

Qassem Soleimani a été extrêmement impliqué dans la stratégie de guerre asymétrique et la coordination de ses éléments sur le terrain irakien après l’invasion américaine de l’Irak en 2001, en Afghanistan avec l’invasion de 2003, en Syrie après la crise débuté en 2010 et dans le champ yéménite après le début de la guerre civile. Il a joué un rôle actif et a encadré cette stratégie de la doctrine de sécurité régionale de l’Iran.

Qassem Soleimani est devenu le premier commandant de l’histoire de la République islamique d’Iran à recevoir l’Ordre de Zulfiqar, et après sa mort, il a reçu le grade de “Sepehbod”, inexistant dans le classement militaire actuel, et jusqu’à présent seulement attribué à Seyyad Shirazi.

Le rôle stratégique de Qassem Soleimani dans les politiques régionales de l’Iran

Nous pouvons la mesure de l’influence de Qassem Soleimani sur les politiques de l’Iran et leurs mises en œuvre dans la région, par cette lettre qu’il a écrite à Jalal Talabani pour qu’elle fût transmise au général David Petraeus, le commandant des forces américaines en Irak, qui est venu rencontrer le président irakien de l’époque, Jala Talabani, en 2007. Nous pouvons deviner à travers ce message: “Général Petraeus, vous devez savoir que je suis Qassem Soleimani, je contrôle la politique de l’Iran sur l’Irak, et en dehors de l’Irak, les politiques de l’Iran sur la Syrie, l’Afghanistan et de Gaza font partie de mon champs d’initiatives. Oubliez les diplomates iraniens et autres pour la solution du problème de Bassorah; traitez avec moi “.

Bien que la juridiction de la Force al-Quds soit déterminée comme étant en dehors des frontières du pays, on ne peut pas dire que la Force al-Quds était très influente dans la région avant que Qassem Soleimani ne soit nommé commandant de l’armée. La croissance de l’influence des forces Qods dans la région a été observée à la suite de l’attaque contre les États-Unis le 11 septembre 2001, l’expansion et l’installation rapides des forces américaines au Moyen-Orient (d’abord avec l’intervention irakienne en 2001 puis avec l’intervention en Afghanistan en 2003), et du changement d’équilibre dans la région en constante déstabilisation. Au cours de ces années, l’État d’Israël, pour lequel le Hezbollah du Liban représentait le plus grand danger au Moyen-Orient avec l’Iran, a déclenché la guerre Israël-Hezbollah en 2006, qui durerait 33 jours.

La guerre de 33 jours, dans laquelle Qassem Soleimani était actif, a obligé Israël à se retirer du Sud-Liban. Qassem Soleimani a été l’un des principaux stratèges de la guerre avec Hasan Nasrallah et Imad Mughniyah pendant la guerre de 33 jours. Le succès du Hezbollah au cours de la guerre de 33 jours a encore accru l’influence de l’Iran, à travers Soleimani, sur le Hezbollah, et en conséquence, Qassem Soleimani a été celui qui a réussi ancrer le Hezbollah libanais dans les événements régionaux.

Lors du 22e jour de guerre en 2009, Soleimani a fourni des conseils importants aux milices palestiniennes dans le domaine de la logistique et de la stratégie de guerre. Pour l’Iran, la question de Jérusalem et de la Palestine est idéalisée en politique étrangère. L’un des principaux objectifs de l’appellation “Force al-Quds [Force Jérusalem]” de cette unité militaire était de maintenir cet idéal en usage de manière officielle, et de garantir que l’Iran soit mieux accepté dans le monde islamique. Les faits que Ismail Haniyeh ait été présent aux funérailles de Qassem Soleimani à Téhéran, et que dans son discours il ait fait référence à Qassem Soleimani en tant que “Martyr de Jérusalem”, sont des indicateurs importants de l’influence de l’Iran sur ces groupes.

L’Iran a commencé à développer une vision politique à travers le concept de “réveil islamique” concernant les troubles internes qui se sont produits dans de nombreux pays de la région à la fin de 2010, et lorsque les événements ont commencé à se produire en Syrie, l’un des alliés les plus proches de l’Iran dans la région, l’Iran a commencé à mettre en avant que les mouvements d’opposition étaient dirigés par des forces extérieures et que le régime d’Assad devait être protégé. L’Iran est devenu l’un des pays les plus actifs dans le théâtre syrien, ce qui est également important en termes de paradigme de sécurité et de connexion terrestre avec sa zone d’influence dans la région. Qassem Soleimani a joué un rôle primordial dans la formation des “mouvements populaires volontaires” en 2011 dans diverses régions de la Syrie. En 2012, il a joué un rôle actif dans les opérations dans la région d’Al-Qusair et dans la sécurisation des régions de Hama, Homs, Tedmur et de Damas, au nom du régime. La Syrie qui est considérée par l’Iran comme un pays de l’ “Axe de Résistance”, a profité depuis 2010 du soutien des stratégies de guerre asymétriques de Qassem Soleimani. Dans le cadre de cette stratégie, afin de jouer un rôle plus actif dans la guerre civile syrienne, et de maintenir son existence en tant qu’acteur important sur le terrain, et avec une motivation sectaire, l’Iran utilise de façon très active en Syrie, pour la protection de divers lieux sacrés, les unités chiites afghanes, Fatımiyyun, et les unités chiites pakistanaises, Zeynebiyyun.

En 2001, l’intervention américaine en Irak a entraîné le renversement du régime baasiste de Saddam Hussein que l’Iran a combattu pendant huit ans. Au cours des années suivantes, avec le retrait relatif américain d’Irak, l’Iran a commencé à profiter de ce vide de pouvoir en Irak pour y étendre son influence depuis des régions telles que Najaf et Karbala (historiquement, ses liens religieux y sont solides). Entre 2014 et 2015, il a joué un rôle actif dans la prévention de la capture de l’administration du district du Nord de l’Irak par Daech et dans la création des mouvements Hachd Al-Chaabi en Irak la même année. Le fait que les milices sous la structure des Hachd Al-Chaabi soient devenues une composante de l’armée irakienne au sens militaire, attaché au Premier ministre, peut être considéré comme un indicateur très important de réussite en termes de politique régionale pour le compte de l’Iran et de Qassem Soleimani.

Qassem Soleimani lui-même a joué un rôle dans le nettoyage de la région d’Anbar en Irak, contre Daech en 2018, et sa lutte contre Daech dans la région a accru sa popularité en Iran.

La Force al-Quds dirigée par Qassem Soleimani a pu coordonner les groupes chiites houthis au Yémen, l’une des principales zones de conflit de la région, et a utilisé avec succès ces milices dans les guerres par procuration de la région. Confronté à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis dans la guerre civile au Yémen, l’Iran a également obtenu un succès significatif dans l’utilisation efficace de ces milices comme force de dissuasion contre l’Arabie saoudite. L’incident d’ARAMCO, qui est apparu après les tensions entre l’Iran et les États-Unis au cours des derniers mois, et la rhétorique de l’Arabie saoudite contre l’Iran, est l’un des exemples les plus marquants de cette question.

À la lumière de toutes ces informations, la Force al-Quds, établie avec pour mission d’opérer à l’étranger, est devenue la puissance politique et militaire la plus efficace de l’Iran dans la région. Sans aucun doute, on peut dire que Qassem Soleimani, qui a perdu la vie lors de l’attaque aérienne américaine, a joué un rôle majeur dans la formation d’un tel pouvoir dans la région. La mort de Qassem Soleimani est une perte irremplaçable pour la politique régionale de l’Iran en raison de son raisonnement stratégique pour institutionnaliser le pouvoir des guerres par procuration, de son expérience sur le terrain et des relations bilatérales qu’il a établies. Cependant, on peut dire que cette situation n’entraînera pas d’écarts majeurs en termes d’objectifs de politique régionale de l’Iran et de mode d’activité dans la région. Bien que de façon moins efficace que Soleimani, de nombreuses années d’expérience dans l’utilisation des éléments de guerre asymétriques et de coordination des forces de substitution, en particulier dans le contexte de motivations sectaires au cours de la période passée, seront poursuivies par le nouveau commandant de la Force al-Quds du CGRI, Ismail Kaani.

[Bünyamin Tangüner est doctorant en relations internationales à l’Université de Téhéran]

[1] L’Armée des Gardiens de la Révolution est l’armée créée après la révolution iranienne en 1979 par ordre personnel de Khomeiny, avec pour mission d’être, avant tout, les “protecteurs de la révolution islamique”. Elle est indépendante de l’armée, et dépend directement du “Guide de la révolution islamique”.

[2] L’Armée de la Force de Jérusalem est l’un des quatre éléments fondamentaux de l’Armée des gardiens de la révolution, mais le domaine de service de cette armée est défini comme les activités en dehors des frontières du pays. L’Armée des forces de Jérusalem, dont le premier domaine d’activité est désigné comme le Liban et la Bosnie-Herzégovine, est actuellement active au Liban, en Syrie, en Iraq, au Yémen, en Afghanistan et à Gaza. Qassem Soleimani a été nommé commandant de l’armée des forces de Jérusalem en 1997 par l’ayatollah Ali Khamenei, le guide révolutionnaire.

[3] Son vrai nom, Jamal Jafar Muhammad Ali Ibrahimi, est à l’origine un ingénieur irakien et entretient des relations étroites avec les dirigeants iraniens, notamment Qassem Soleimani. Bien qu’il soit connu comme le vice-président de l’organisation Hachd Al-Chaabi, il serait, sur le plan opérationnel, le stratège et le chef de facto de ladite organisation.

[4] Ces opérations, très importantes pour le déroulement de la guerre Iran-Irak, ont été menées par la 41ème division de Sarallah sous le commandement de Qassem Soleimani. Qassem Soleimani a été nommé commandant de la 41e division de Sarallah par Muhsin Rezayi, commandant des Gardiens de la révolution de l’époque et candidat à la présidentielle les années suivantes.

Anadolou

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