L’emprise marocaine sur la Tijâniyya en Afrique

Le soufisme est cette quête en Islam d’une spiritualité pure connue pour sa tolérance. Le Maroc, terre de brassages et de passages a une longue tradition soufie. Afin de mieux la connaître, nous vous donnons rendez-vous chaque semaine pour en exploiter quelques facettes.

Publicités
Publicités
Publicités
Publicités
Publicités

Fondée en 1781 à Abû-Samghûn près de ‘Ayn-Mâdî par Ahmed Tijani, la confrérieTijâniyya a connu sa plus grande expansion après la mort de son fondateur. Ce dernier s’est installé définitivement à Fès en 1798 jusqu’à sa mort en 1815. Si la fondation a eu lieu dans une région frontalière entre le Maroc et l’Algérie, l’implantation de cette confrérie allait se matérialiser avec la fondation de la première zâwiyya tijânîe à Fès en 1801.

C’est à partir de là que cette confrérie a pu s’implanter en Algérie et surtout à Ayn-Madî, que le fondateur avait quitté pour Fès sous les pressions des gouverneurs turcs et d’une bonne partie des habitants de cette localité, en Tunisie et en Afrique subsaharienne.
Aujourd’hui, les adeptes de la Tijâniyya en Afrique de l’Ouest constituent une majorité au sein des adeptes de la Tijâniyya dans le monde musulman. Le Sénégal a lui seul compte des millions d’adeptes partagés entre deux obédiences : la Tijâniyya Niassène qui a son foyer et son lieu de pèlerinage à Kaolack et la Tijâniyya héritière d’El Hâjj Malick Sy (m. 1922) et son pèlerinage de Tivaouane en plein pays wolof.

Ces deux obédiences restent attachées à la zâwiyya de Fès et ce malgré les concurrences et les divisions qui les secouent. L’introduction de la Tijâniyya en Afrique de l’Ouest s’est faite par le biais des Tijânîs marocains, mauritaniens et surtout de ses figures emblématiques M. al-Hâfed (m. 1830), le peul al-Hâjj ‘Umar (m. 1864) et les Marocains Akansûss ; Tayeb Sufyânî et A. Skîrej (m. 1944). La Tijâniyya s’est bien implantée en Afrique entre 1830 et 1880, mais c’est surtout à l’époque coloniale que son implantation a connu son essor.
La Tijâniyya s’est bien implantée en Afrique entre 1830 et 1880, mais c’est surtout à l’époque coloniale que son implantation a connu son essor.

Notre point de vue est qu’au départ, vers 1896, il y a eu un projet des autorités coloniales françaises de fonder une tarîqa tijâniyya en Afrique de l’Ouest, rattachée à la Tijâniyyyaalgérienne, pour contrer l’influence de la Tijâniyya ‘umarienne dans la région de Nioro (au Maliactuel), et limiter l’influence de la Tijâniyya marocaine, à une époque où le Maroc était encore indépendant. Ce projet colonial peut paraître étrange. Mais la documentation disponible montre pourtant qu’il a existé.

L. Rinn avait constaté en 1884 que la Tijâniyya pourrait constituer un ordre confrérique “national ” qui serait en mesure de rendre divers services à l’administration coloniale et de réduire la marge de manœuvre des autres confréries dites anti-française. De leur côté,Deppont et Coppolani parlent du projet de faire intervenir la Tijâniyya dans l’entreprise de rattachement de l’Afrique de l’Ouest à l’Algérie. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les divers envois, sur ordre de l’administration française, de lettres et de personnages des zâwiyas algériennes vers ces contrées.

Après quatre années de recherches sur les failles, les différences et l’influence spirituelle et politique de toutes les zâwiyas tijânîes au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, le projet d’envoi d’émissaires au Sénégal et au Soudan avait pris une certaine consistance. Mais la logique coloniale s’est heurtée à la stratégie du colonisé. De ce fait, le gouverneur de l’Algérieet les commandants de subdivisions se sont trouvés dans une situation délicate.

En effet, les renseignements donnés par sîdî al-Bashîr (m.1911) de ‘Ayn-Mâdî niaient tout rapport permanent entre la zâwiya de Fès et celles de l’Afrique de l’Ouest et espérait ainsi prendre en charge la mission envisagée par les autorités coloniales. Les autorités françaises n’avaient pas compris que le chef de ‘Ayn-Mâdî n’était pas le chef d’un ordre centralisé et qu’il était ignorant des affaires de la Tijâniyya.

D’autre part, dans la zâwiya de Guemmâr sîdî Muhammed La‘rûssî qui n’avait pas raté l’occasion de montrer son savoir, supérieur à celui de sîdî al-Bashîr de ‘Ayn-Mâdî, et d’afficher nettement sa volonté de servir le projet français, donnait, contrairement à sîdî al-Bashîr, des renseignements concrets sur les rapports réels entre la zâwiya de Fès et l’Afrique de l’Ouest : “L’action des Tidjanis marocains s’exerce surtout au Sénégal et auSoudan français occidental où les khouans de l’ordre sont bien plus nombreux que dans l’oued Guir et au Souf”.

Mais le chef de Guemmâr n’avait pu donner satisfaction en ce qui concernait ses rapports avec les Tijânîs ouest-africains, qu’il ignorait complètement. Le jeu de La’rûssî était de nier toute relation avec les Tijânîs de ces régions pour signifier aux autorités qu’il y avait là une mission à tenter et qui pourrait lui revenir.

Les contradictions entre les déclarations du chef de ‘Ayn-Mâdî et celles de Guemmâr allaient nourrir un doute chez les autorités françaises qui avaient une troisième source de renseignements. En effet, les ministres et les gouverneurs des colonies en Afrique affirmaient l’absence de toute influence de la Tijâniyya algérienne en Afrique de l’Ouest contrairement à la zâwiyya de Fès dont la présence était reconnue.

BIO
Jillali El Adnani, né en 1966 à Tiflet, docteur en histoire de l’Université de Provence, Aix-En-Provence, est chercheur-associé à l’Iremam d’Aix-en-Provence et ancien fellow au Wissencshaftslolleg de Berlin. Il est l’auteur de La Tijâniyya, 1781-1881, les origines d’une confrérie religieuse au Maroc aux éditions Marsam.

Quelle suite donner au projet après quatre années d’investigations ? Etait-il possible que l’administration coloniale suscite l’envoi d’un émissaire lié à ‘Ayn-Mâdî alors que sîdî al-Bashîrignorait quels étaient les Tijânîs influents et même les noms des Tijânîs au Sénégal et auSoudan français ?

Il avait aussi fallu l’intervention du gouverneur de l’A.O.F pour se renseigner et établir une liste de muqaddems tijânîs, qui pourraient être contactés par les chefs des zâwiyas de ‘Ayn-Mâdîet de Guemmâr. Comment les zâwiyyas algériennes pourraient-elles mener un projet visant à déstabiliser l’emprise de la zâwiya de Fès en Afrique de l’Ouest et à changer le visage de la Tijâniyya ‘umarienne anti-française et liée à la Tijâniyya marocaine ?

De nos jours, le régime et le ministre des affaires islamiques algérien ignorent que la confrérie tijâniyya n’est pas un ordre qui marche d’un seul pas, que la direction spirituelle est éclatée entre les différentes zâwiyyas. On oublie que la longue fréquentation du pouvoir colonial par la confrérie s’est traduite par une désaffection progressive des fidèles et un affaissement de sa puissance. La Tijâniyya a toujours réalisé ses succès loin des espaces dominés par des pouvoirs politiques centralisés. La cohabitation entre le politique et le religieux dans le cadre d’une action assistée ne peut qu’affaiblir davantage la Tijâniyya.

Quel avenir pour la Tijâniyya marocaine ?

Les sources coloniales nous permettent de dire que les descendants d’Ahmed Tijânî qui ont quitté le Maroc vers 1820 n’ont pas bénéficié de faveurs et de cadeaux de la part des intendants ou des Tijânîs marocains. Ce sont les Tijânîs algériens, y compris les descendants, qui ont envoyé des sommes d’argent pour la restauration ou l’agrandissement de la zâwiyya deFès.

Il est à signaler que les rapports n’étaient jamais continus et que l’initiative venait toujours des Tijânîs algériens, qui étaient poussés par l’administration coloniale. Le rapprochement entre la Tijâniyya marocaine et algérienne était donc très lié au projet de la conquête du Maroc. C’est grâce à la famille al-‘Abdellâwî et A. Skirej que ces relations ont été revitalisées.

Actuellement, la politique du pouvoir algérien est d’attirer les tijânîs africains vers les zâwiyas de ‘Ayn-Mâdî et de Kourdane. Des émissaires sont très actifs au Sénégal et dans d’autres pays pour tenter de détourner les pèlerins vers l’Algérie. Nous avons constitué un dossier de presse traitant des rapports de la Tijâniyya marocaine et sénégalaise et où certains journalistes sénégalais publiant dans le journal «Le soleil», «Walfadjri», «L’info» et autres tentent de traiter des convoitises algériennes entre 1990 et 2000. Le grand khalife Abdoul Aziz Sy Junior inspiré de la réalité sénégalaise et internationale parle de projet de création d’un haut conseil de la Tijâniyya sur inspiration du Roi défunt Hassan II.

A la question du journaliste qui reprend la remarque de l’ambassadeur d’Algérie à Dakaraffirmant que la plupart des adeptes tijânîs ignorent le patrimoine de la Tijâniyya dans le sud algérien, Abdoul Aziz Sy Junior répond : «Je ne pense pas que ce soit le cas. Nous n’ignorons pas le fait que le fondateur de la Tarika (confrérie), en l’occurrence Ahmed Tidiane (ainsi), a vu le jour à Aïn Mahdi en Algérie. Nous savons également qu’il a fait l’essentiel de son ascension spirituelle et acquis l’ensemble de ses titres mystiques à Fès, au Maroc»( Journal, L’Info, N° 217, Jeudi 1er juillet 1999.)

La détention par la zâwiyya de Fès de la sépulture du fondateur compte beaucoup pour la Tijâniyya marocaine et sénégalaise.

Il faut dire que les Tijânîs sénégalais entretiennent des rapports de visites restreintes et de ziaras consistant en cadeaux et dons comme le rappelle Abdoul Aziz Sy Junior dans son interview. La détention par la zâwiyya de Fès de la sépulture du fondateur compte beaucoup pour la Tijâniyya marocaine et sénégalaise. Il faut reconnaître que les rapports spirituels, notamment au niveau des diplômes sont dominés par l’apport des Tijânîs marocains. Il suffit de mesurer la présence et l’influence de la personne d’A. Skirej dans les carrières religieuses et spirituelles des Tijânîs sénégalais pour se rendre compte des limites d’une stratégie économique et financière dans le détournement du pèlerinage sénégalais vers un autre lieu que la ville deFès.

Qu’il s’agisse de la politique musulmane française ou de la politique chérifienne ou encore de celle du gouvernement algérien, le pèlerinage des Sénégalais dans ses rapports avec le tombeau d’Ahmed Tijânî et de la confrérie Tijâniyya est devenu un enjeu politique et économique. La politique algérienne menée en ce moment vise à contourner et à surclasser l’influence marocaine.

Cette évolution tient au fait que le pèlerinage de Fès ne se résume pas à l’accomplissement de rites religieux mais recèle aussi une signification et une portée qui dépassent le domaine de la religion. En effet, le tracé de ce pèlerinage dessine les contours d’une emprise spirituelle et politique marocaine sur l’espace qui va du Sahara via la Mauritanie jusqu’au Sénégal et certains pays ouest-africains.

On remarquera aussi que l’avenir du pèlerinage de Fès et de cette emprise spirituelle marocaine tient plutôt de ses assises historiques solides et des bonnes relations entre le Maroc et leSénégal et certains pays ouest-africains. Il faut dire que le Bulletin Officiel du Maroc, annonçait le 28 juin 1957, déjà, l’ouverture prochaine d’un consulat du Maroc à Dakar. Cette annonce a constitué un point noir pour le ministre de la France d’Outre-mer et le haut commissaire de la république en Afrique occidentale française qui ont lié ce projet avec les répercussions des revendications marocaines sur le Sahara par Feu Mohammed V et Allal el Fassi ainsi que d’autre personnages comme le leader de l’Istiqlal dans la région du Souss Abbès El Kabbaj.

Faut-il rappeler que les stratégies marocaines n’avaient pas souvent bien mis en place une dynamique tijânîe pour se maintenir ou s’implanter davantage dans les pays africains et sauvegarder le réseau Rabat-Nouakchott-Dakar et ses ramifications dans le Tchad, leDarfour et le Nord du Nigeria? Je ne veux pas parler des missionnaires marocains ayant parcouru le Soudan ou encore le Nigeria mais je me demande est-ce que ces deux pays rentrent dans la stratégie marocaine pour revivifier et consolider les liens avec certains pays africains ?

On pourrait conclure avec cette anecdote du saint tijani sénégalais Cheikh Ibrahim Niassequi a accompagné le Président Jaâfar Noumeiri dans son avion à Khartoum. A l’arrivée,Noumeiri remarquait qu’il y avait des centaines de milliers de soudanais pour l’accuellir. A sa descente d’avion, il se rendit compte que c’étaient les sympathisants et fidèles tijanis venus accueillir leur idole le tijani Ibrahim Niasse.

Le Soir Echos, 26 août 2011

Source

Tags : Maroc, Algérie, Mauritanie, Tijaniya, soufisme, religion, Afrique de l?ouest,

Visited 1 times, 1 visit(s) today
Publicités