Maroc : Marrakech, cité du vice ?

Un feuilleton saoudien nourrit actuellement, une large polémique au Maroc. L’objet de la discorde: l’épisode numéro 14 de cette série qui met en scène deux Saoudiens qui se sont rendus à Marrakech en quête de « bonne chair » pour assouvir leurs désirs. Les Marocains sont plus qu’indignés. Pour eux, c’est une atteinte à leur dignité.

Les Marocains ne décolèrent pas. Sur les réseaux sociaux, on ne peut que constater cette furie qui se manifeste à travers des post au langage cru. « C’est une véritable atteinte à la femme et à la famille marocaine », pouvait-on lire dans les commentaires des gens qui ont pu garder leur calme.

Le feuilleton saoudien « Chirchat » a exploité à l’excès un cliché des plus préjudiciables : le tourisme sexuel. Dans cet épisode, deux Saoudiens se rendent à Marrakech pour répondre à leurs pulsions primaires. Ils y rencontrent un homme d’un certain âge, qui répond à toutes leurs requêtes quasi-instantanément. Des jeunes filles marocaines sont ensuite exposées aux regards vicieux des deux touristes. Elles sont alignées comme une vulgaire marchandise.

La scène a choqué et les Marocains se sont pris aux responsables du centre marocain du cinéma. C’est cet organisme étatique qui est chargé de délivrer les autorisations qui permettent aux équipes de tournage de filmer.

La scène a également choqué en Arabie saoudite, rapporte le site internet Maghreb Voices. Le média explique que les Saoudiens dénoncent également une atteinte à leur image. Ils se sont indignés de l’image négative de l’homme saoudien répercutée à travers ce feuilleton.

Est-on si loin de la réalité ? Quand elle n’engloutit pas soda et pieds de veau, Zeina (la « belle », en arabe) officie à l’Alcazar, un cabaret connu pour ses soirées de musique chaâbi. Les stars locales y maltraitent des violons à grand renfort de vocodeur. Le reste du temps, le raï coule à flots. Les bières Spéciale aussi. L’établissement est moins cher que ceux de l’Hivernage, le quartier des hôtels cinq étoiles, mais plus chic que les tavernes à soiffards de la rue de Yougoslavie. On est dans le milieu de gamme.

Car on ne vient pas à Marrakech pour admirer seulement le minaret de la Koutoubia, une mosquée construite au XIIe siècle, ou pour parcourir ses onze magnifiques golfs s’étirant au pied des montagnes de l’Atlas. La ville est mondialement célèbre pour ses autres plaisirs charnels. Hommes, femmes, enfants : il y en a pour tous les goûts, pour tous les prix. Une véritable industrie. L’actuel ministre du tourisme a eu beau affirmer sur un plateau de télévision en 2013 « qu’il n’y a pas d’industrie du tourisme sexuel au Maroc », « qu’on s’y rend pour sa culture, ses plages », il a bien dû concéder, gêné, l’existence « de comportements déviants ».

Comme d’autres lieux, l’Alcazar a sa petite mécanique. A l’entrée, les cerbères sont tout sourires. « Marhba, marhba » (« bienvenue », en arabe). C’est à la sortie qu’il faut payer. Zeina insiste pour acquitter elle-même les 100 dirhams quand elle ressort avec un client. Sa voisine blonde, bien qu’elle rentre seule, doit elle aussi graisser la patte des videurs. Et les gros bras du cabaret ne sont pas seuls à l’affût. Quand un motard de la police prend en chasse les voitures des filles, inutile de discuter. « L’argent achète tout. Le policier, c’est 100 dirhams, comme le videur », assure Zeina.

Le Code pénal marocain prévoit des peines sévères pour la prostitution et la débauche, de deux à dix ans d’emprisonnement et des amendes pouvant aller jusqu’à 1 million de dirhams (environ 90 000 euros). En réalité, le sexe tarifé est largement toléré, surtout dans les villes touristiques.

Le cabaret de Zeina est enfoui dans les sous-sols de l’hôtel Atlas Asni, dont les publicités, via un tour-opérateur, s’étalent sur les murs du métro parisien. Au sous-sol, à l’Alcazar, les clients ne sont pas tous étrangers. Loin de là. L’hôtel est tristement célèbre depuis une attaque terroriste islamiste en août 1994. Trois jeunes fils d’immigrés marocains avaient visé à la mitraillette un groupe de touristes, en majorité espagnols. Bilan : deux morts, un blessé. Marrakech y a perdu une partie de sa réputation de paradis pour touristes. L’Etat et les professionnels ont beaucoup investi pour remonter la pente. Un luxueux Radisson Blu vient tout juste d’ouvrir ses portes au centre-ville. En dépit d’une réplique terroriste récente – en 2011, une bombe placée dans le café-restaurant l’Argana sur la place Jemaa-El-Fna, avait fait dix-sept morts dont huit Français –, le tourisme reste l’activité principale de la quatrième plus grande ville du pays.

Certains clients font honneur à la carte postale du Marrakech cosmopolite. Il faut aller au Montecristo pour rencontrer une plus large paillette de touristes étrangers : Londoniens issus de l’immigration pakistanaise, fils d’immigrés venus passer des vacances entre copains, retraités européens, dont des expatriés français. Le monde s’y divise en deux. D’un côté, des filles, presque toutes Marocaines, perchées sur des stilettos, robes de soirées et pochettes de contrefaçon. Deux danseuses blonde platine rajoutent un zeste d’exotisme. En face, des hommes seuls au regard scrutateur.

Pour tromper l’ennui et se donner de la contenance, on boit dans les deux camps des cocktails vodka-soda ou plus rarement du champagne. Le lieu semble avoir aussi sacrifié à la mode des bouteilles à feux de Bengale, mais c’est plutôt pour les tables déjà constituées. Comme tout bar à hôtesse à travers le monde, les filles affichent un air hautain, sourient jaune quand on les touche. Et comme toujours dans ce type d’établissement, il y a un client lourdingue qui est rappelé à l’ordre par un videur : « La prochaine fois, je te mets dehors. »

Marrakech, cité du vice ?

« Ici, c’est Vice City, s’exclame un touriste britannique. Les filles sont magnifiques mais trop chères. » Il est venu en groupe avec des amis, directement de Londres. Deux compagnies à bas coût et British Airways desservent quotidiennement la ville ocre. Passé 23 heures, Le Montecristo s’anime à la fois restaurant, club et bar à chicha lounge, l’ambiance est plus feutrée. La nuit avance, et les filles affluent, seules ou en bandes. « Ça excite les clients qui sont comme au marché. Ils comparent, soupèsent et font leur choix », commente Roxane, une Ivoirienne qui fait ses premiers pas dans ce monde dont elle ne maîtrise pas encore tous les codes. Elle dit vouloir intégrer une école de commerce au Maroc.

Zeina pense « tous les jours » à sortir de la prostitution. Mais il y a les factures à payer : le loyer (3 000 dirhams), le salaire de la nounou qui garde ses enfants (1 500 dirhams), bientôt l’école. Elle boit beaucoup et fume autant. Pour la nuit, elle peut demander 700 à 1 500 dirhams à ses clients. « Pour sortir, il faut se faire belle, s’habiller. Tout coûte de l’argent. Les soirs sans client, je perds de l’argent. Ce soir j’ai déjà bu trois bouteilles chez moi. » Les filles se battent pour les clients, si elles forment parfois des petits comités c’est pour aguicher et ne pas s’ennuyer. Evoquant une autre prostituée de l’Alcazar, Zeina s’agace : « L’autre est sale, elle le fait sans préservatifs et accepte les relations anales. » La discussion dérive sur les clients : les gentils, les mauvais payeurs, les beaux gosses, les violents, les Européens. Ce sont ces derniers que Zeina préfère. « Ils sont plus respectueux. Ils savent pourquoi ils sont là, mais je n’ai jamais eu à me plaindre. Et puis, ils paient. » Il lui est arrivé de recevoir de la fausse monnaie. Elle a dû retrouver son client et menacer de le dénoncer avant d’obtenir son dû.

« Pour en vivre, la prostitution demande de la jeunesse et de la force, dit-elle. C’est un métier éphémère, sinon on se retrouve à faire le trottoir. » Elle rêve d’un mari qui la préserve et l’aiderait à élever ses enfants. Elle a déjà travaillé comme domestique, dès l’âge de 10 ans, quand ses parents ont disparu. Elle y a connu les mauvais traitements, la faim, les viols. Une vie d’esclavage qui lui a donné envie d’ailleurs. Récemment, un petit ami lui fait miroiter un mariage blanc pour aller en Italie. Elle a vu des images à la télévision qui donnent l’espoir de reprendre ses études, et de devenir quelqu’un. « Mais je le payerai, je ne veux dépendre de personne. Si je vais en Europe, je pourrai refaire ma vie, et élever mes enfants dignement même s’ils n’ont pas de père à l’Etat civil. »

Le risque pour Zeina est de dégringoler dans le monde de la nuit. L’économie des amours tarifées profite à des acteurs divers et sans états d’âme : tenanciers de bars et de clubs, videurs, taxis et policiers. C’est un marché avec de l’offre et de la demande, des gammes de produits, et des crises de surproduction. Les loueurs d’appartements et autres intermédiaires veulent de la chair fraîche et il en afflue, comme Zeina, de tous les coins du Maroc, et même d’ailleurs.

Dans un bar cradingue de la rue de Yougoslavie, dans le centre-ville, règne une ambiance plus lourde. Sous la lumière rouge, un chanteur à la voix aussi élimée que son costume-cravate distribue les dédicaces pour les clients et leurs accompagnatrices. Des campagnardes massives, qui ne décollent presque pas les lèvres de leur chicha. Ici les cadavres de bières Spéciale restent sur la table pour faciliter le décompte final. L’une des prostituées regarde, sans se cacher, un film pornographique sur un smartphone en mode cinéma. Et ce n’est pas Much Loved.

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