Liban : Quelle mouche a piqué Macron?

« Profiteurs », « rente », « système crapuleux », « jeu mortifère de la corruption », « trahison collective »… « J’ai honte pour vos dirigeants, j’ai honte » a martelé le président français Emmanuel Macron, dimanche dernier depuis l’Élysée. Si, sur le fonds, il n’a pas tout à fait tort, la forme est particulièrement inappropriée, déplorable, sinon catastrophique dans un contexte où les Libanais et leur classe politique ont besoin d’autres choses que ces admonestations paternalistes et coups de menton !

Richard Labévière*

– Macron au Liban après la double explosion du port de Beyrouth. Et il est particulièrement sidérant que le président français ne se souvienne pas de la guerre de l’été 2006 (12 juillet/11 août) durant laquelle le régime de Tel-Aviv a détruit quasiment toutes les infrastructures libanaises (routes, autoroutes, ponts et viaducs, ports et entrepôts, etc.).On le sait, le Liban c’est comme la Samaritaine : il s’y passe toujours quelque chose… mais l’analyse, sinon le décryptage de cette agitation perpétuelle nécessite un peu de rigueur…

De fait, la démission – samedi dernier – du Premier ministre Mustapha Adib chargé de former un nouveau gouvernement, en remplacement de celui de Hassan Diab – victime collatérale de la gigantesque explosion du 4 août -, ouvre une nouvelle phase d’incertitudes politiques. La question récurrente concerne – toujours et encore – la recherche d’un État stable, durable et capable de résoudre l’organisation des secteurs de l’eau, de l’électricité, des marchés publics, du port de Beyrouth et de toutes les autres priorités identifiées depuis des années. Il est quand même incroyable qu’un pays comme le Liban ne dispose toujours pas d’une ou deux centrales thermiques ou nucléaires capables de répondre aux besoins énergétiques du pays !

Mais, ce qui est encore plus incroyable est de voir que les cibles principales de l’ire élyséenne soient le Hezbollah et Amal, le parti chi’ite du président du Parlement Nabih Berri, le premier (également chi’ite) étant accusé d’avoir imposé « un système de terreur » !

« Le Hezbollah ne doit pas se croire plus fort qu’il ne l’est », a mis en garde le président Macron, ajoutant avec beaucoup de solennité : « j’ai réengagé le Hezbollah comme force politique pour la première fois. Je ne veux pas aujourd’hui dire qu’il n’y a plus aucun espoir d’avoir des débouchés politiques. Ces derniers mois, ces dernières années, le Hezbollah a maximisé son pouvoir en jouant sur son ambiguïté, que beaucoup d’autres dirigeants dénoncent : une ambiguïté où il est à la fois milice, groupement terroriste et force politique ».

« Groupement terroriste » ??? La notion de « terrorisme » requiert toujours certaines précisions et rappels historiques. Oui, le Hezbollah est une organisation politico-militaire… créée en 1982 pour répondre à une invasion israélienne ! « Organisation militaire » parce que le Liban demeure au cœur d’une région toujours en guerre, notamment à cause du conflit israélo-palestinien qui perdure depuis la création de l’État hébreu (1948). Depuis la fin des années 1940, Israël est en guerre avec la plupart de ses voisins arabes.

Et il est particulièrement sidérant que le président français ne se souvienne pas de la guerre de l’été 2006 (12 juillet/11 août) durant laquelle le régime de Tel-Aviv a détruit quasiment toutes les infrastructures libanaises (routes, autoroutes, ponts et viaducs, ports et entrepôts, etc.). Emmanuel Macron n’a pas cité une seule fois la menace israélienne – pourtant récurrente -, qui maintient le Pays du Cèdre dans une espèce de « Guerre froide » permanente face à Tel-Aviv et son soutien inconditionnel américain et autres pays du Golfe qui viennent de faire la plus honteuse des allégeances à ce « petit pays de merde… », comme le qualifiait le grand diplomate français Daniel Bernard, malheureusement aujourd’hui disparu.

Avec une armée libanaise non pourvue des armements et équipements nécessaires à la défense du pays, heureusement – oui, heureusement – que le Hezbollah soit en mesure d’assumer cette tâche essentielle. Faut-il rappeler qu’en juillet 2013, c’est ce même Hezbollah qui a empêché les terroristes de Jabhat al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie) d’envahir le port de Tripoli et d’autres secteurs de la plaine de la Bekaa ? Quoiqu’on puisse penser du Hezbollah, c’est une organisation libanaise – oui, libanaise – et nationale, sinon nationaliste !1 Et ce n’est certainement pas au Président français de donner quelque leçon que ce soit aux Libanais en termes de défense et de sécurité nationales !

Oui, oui quelle mouche a piqué Emmanuel Macron, qui pourtant prenait bien soin de différencier l’approche française des pressions américaines visant à favoriser Israël et les pays du Golfe dans leurs obsessions anti-iraniennes ?

Depuis plusieurs années, la diplomatie française est particulièrement aphone sur le dossier israélo-palestinien, comme si elle avait fini par admettre que cette question se réduit désormais à une problématique de sécurité, de lutte anti-terroriste ou de simple résidu d’une Guerre froide dépassée… Traditionnellement, le Quai d’Orsay renvoyait dos à dos la violence « d’où qu’elle vienne… » Aujourd’hui, plus un mot sur ce conflit qui demeure pourtant l’épicentre de l’arc de crises proche et moyen-orientales. Plus un mot sur les autres dossiers de la région, comme si la France avait renoncé à promouvoir ses analyses, positions et intérêts aux Proche et Moyen-Orient, laissant ainsi Washington et Tel-Aviv incarner un pseudo-camp occidental résolument soutien des intérêts israéliens.

La sortie d’Emmanuel Macron est d’autant plus curieuse que son conseiller diplomatique – Emmanuel Bonne – qui fut ambassadeur de France au Liban (entre 2015 et 2017), connaît parfaitement la situation. A l’époque, bien que farouchement partisan du renversement de Bachar al-Assad en Syrie, Emmanuel Bonne avait parfaitement compris les subtiles complexités de la classe politique du Levant, allant même jusqu’à admettre que le prochain président du pays ne pouvait être que Sleiman Frangieh, le jeune chef des Marada, personnalité dominante du nord du pays. C’est dire !

Avec cette dernière sortie élyséenne, c’est donc toute une expertise levantine française qui passe à la trappe, pour s’abolir dans la ligne de Washington dont l’obsession reste la disparation du Hezbollah.

Les mots d’Emmanuel Macron ont choqué – profondément choqué – plus d’un Libanais (voir notre rubrique Orient-ations). En les prononçant, quel objectif pouvait bien poursuivre le président de la République ? En tous cas pas les intérêts de la France. Quel gâchis ?

L’éditorial de Richard Labévière
5 octobre 2020

PS/ Grand merci au merveilleux François Cluzet qui, dernièrement (en direct sur RTL) a remis à sa place Jean-Marie Bigard, monstre de vulgarité, « roi des beaufs » et « abruti total ».

*Richard Labévière est le rédacteur en chef du journal en ligne et Observatoire stratégique Proche et Moyent-Orient.ch. (https://prochetmoyen-orient.ch/). Spécialiste du Monde arabe, du Maghreb, des questions de la défense et du terrorisme, on lui doit une vingtaine d’ouvrages de référence dont : Dollars for terror ; Quand la Syrie s’éveillera ; La bataille du Grand Nord a commencé… ; Les coulisses de la terreur ; Bethléem en Palestine ; Le grand retournement: Bagdad-Beyrouth ; Oussama Ben Laden, ou, Le meurtre du père: Etats-Unis, Arabie Saoudite, Pakistan ; Vérités et mythologies du 11 septembre: modeste contribution aux cérémonies officielles du Xe anniversaire ; Terrorisme face cachée de la mondialisation ; Islam et terrorisme, le casse-tête syrien ; Duel aux sommets: la montagne à l’épreuve de la démocratie, La trastienda del terror, La tuerie d’Ehden, ou, La malédiction de Arabes chrétiens ; Les dollars de la terreur: Les États-Unis et les islamistes ; Bernard-Henry Lévy, ou, La règle du je., Terrorisme, face cachée de la mondialisation ».
Dernier ouvrage paru : Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des océans ; Éditions Temporis, 2020 ; 314 pages

Note
1 Sur la question l’ouvrage des politologues Frédéric Domont et Walid Charara fait toujours autorité : Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste. Éditions Fayard, 2004.

Source : Afrique-Asie, 5 oct 2020

Tags : France, Liban, Macron, Hezbollah, Nasrallah, Proche Orient, Israël, Palestine, géopolitique,