LE PARISIEN WEEK-END. Les déflagrations touchant Olivier Duhamel ou Gabriel Matzneff ont libéré la parole et remis en cause une certaine époque. Celle où les abus sexuels perpétrés contre des enfants étaient théorisés par une minorité d’intellectuels comme une manière de vivre libre.
Jusqu’en 1990, l’écrivain Gabriel Matzneff a été régulièrement reçu par Bernard Pivot dans l’émission «Apostrophes».
Jusqu’en 1990, l’écrivain Gabriel Matzneff a été régulièrement reçu par Bernard Pivot dans l’émission «Apostrophes». Sygma/Corbis/Getty/Sophie Bassouls
Par Hubert Prolongeau
Le 5 février 2021 à 06h37, modifié le 5 février 2021 à 12h37
Elle est la seule des trois à parler face caméra. Sur le plateau des « Dossiers de l’écran », ce mardi 2 septembre 1986, l’émotion est particulière. Les téléspectateurs d’Antenne 2 viennent de regarder en masse un téléfilm, « Amelia » (37 % d’audience, soit trois fois plus que l’imparable western de la 3e chaîne). Plus que ses qualités cinématographiques, c’est sans doute son thème qui les a attirés si nombreux : un inceste et la façon dont il perturbe sa jeune victime.
Le plateau réunit des psychiatres (parmi eux, Tobie Nathan, tout jeune), des médecins (dont Gilbert Tordjman, qui, terrible ironie du sort, sera, vingt ans plus tard, accusé d’abus sexuels sur ses patientes), une avocate et un juge. Mais la grande nouveauté, c’est la présence de trois victimes. Mesdames X et Y parlent de dos. Eva Thomas, 44 ans, violée par son père à l’âge de 15 ans, refuse cette précaution. Elle a d’ailleurs fondé l’association SOS Inceste un an auparavant, en 1985.
Elégante, les cheveux gris, vêtue d’un vert apaisant, posant des mots volontairement neutres, sauf celui de « monstre » qui, à un moment, lui échappe, elle raconte l’ébahissement, le refuge dans le silence et l’anorexie. Jamais encore de telles paroles n’ont été prononcées à la télévision. « J’ai choisi de témoigner à visage découvert parce que j’aimerais sortir de la honte », affirme-t-elle. Trente-cinq ans après, Eva Thomas ne se souvient pas d’avoir eu peur pendant ces quelques minutes. « J’étais très déterminée. J’avais prévenu ma famille. Je voulais que ça bouge, alors je me suis jetée dans le vide. »
Un témoignage qui fait basculer l’opinion
Le standard téléphonique explose. D’innombrables témoignages de sympathie d’un public bouleversé, mais aussi des protestations de pères revendiquant un « inceste heureux », citant même le leur en exemple. « Cette émission m’a entraînée dans un tourbillon de débats publics. Le thème en était souvent « Inceste : fantasme ou réalité ? » » Depuis, Eva Thomas a écrit deux livres. Son père lui a demandé pardon dans une lettre. Elle l’a revu, a pu renouer un lien. « Quand tout est dit socialement, c’est plus facile de se retrouver. Mais cela n’a été possible que parce qu’il a avoué. »
Pour Anne-Claude Ambroise-Rendu, autrice d’une éclairante « Histoire de la pédophilie, XIXe-XXIe siècles », parue chez Fayard en 2014, cette émission est l’un des moments qui ont fait basculer l’opinion. « A partir du témoignage d’Eva Thomas, les médias ont donné la parole aux victimes. D’objet de désir, l’enfant abusé est devenu victime de crimes odieux. » Trois ans plus tard, en 1989, un autre témoignage à visage découvert a un impact énorme.
Le 27 mars, une jeune femme, Claudine Joncour, enfonce le clou en affirmant avoir été violée par son père à partir de ses neuf ans et pendant les quatre années suivantes. Lors de l’émission « Médiations », sur TF1, devant le journaliste François de Closets, elle décrit la terreur, le jeu des évitements pour ne pas être seule avec son père, le chantage auquel il la soumet (« Si tu le dis à ta mère, elle va se suicider »). Après la diffusion, le père porte plainte pour « diffamation ». Les faits étant prescrits, il obtient gain de cause.
En juillet 1989, le tribunal de grande instance de Saint-Brieuc condamne Claudine Joncour et François de Closets. Peine minimale, certes (amendes réduites et un franc symbolique pour Claudine Joncour), mais peine tout de même. François de Closets se souvient : « C’est l’une des deux émissions vraiment importantes que j’ai faites. Pendant l’enregistrement, j’étais au bord des larmes. J’avais rencontré Pierre Arpaillange, ministre de la Justice, qui avait refusé de toucher à la prescription. » Quelques mois plus tard, la Convention internationale des droits de l’enfant, la première à reconnaître les mineurs comme des êtres à part entière, est adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies.
Les propos de Daniel Cohn-Bendit
La télévision est-elle le baromètre de nos évolutions ? Quatre ans avant le témoignage de Claudine, un épisode de l’émission « Apostrophes » à l’optique diamétralement opposée avait été diffusé. On y voyait un Daniel Cohn-Bendit grassouillet, avachi dans son fauteuil comme un gosse mal élevé, son regard insolent jubilant du bonheur de choquer le bourgeois, affirmer face à la mine de séminariste effarouché de Paul Guth, écrivain conservateur alors à succès : « Vous savez que la sexualité d’un gosse, c’est absolument fantastique ! […] Moi, j’ai travaillé avec des gosses qui avaient entre 4 et 6 ans. Ben, vous savez, quand une petite fille de 5 ans, 5 ans et demi, commence à vous déshabiller, c’est fantastique, parce que c’est un jeu érotico-maniaque. »
Depuis, Cohn-Bendit traîne, comme un boulet, tant ces déclarations que les extraits d’un vieux livre publié en 1975, « Le Grand Bazar », dans lequel il évoquait son expérience d’éducateur au jardin autogéré de Francfort, en Allemagne, en ces termes : « Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi m’avez-vous choisi, moi, et pas d’autres gosses ? Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même. » François Bayrou, en 2009, lui jette ces phrases au visage, un YouTubeur le poursuit dans le métro en l’accusant et met en ligne la vidéo de sa fuite.
Complicité collective
Le passé en rattrape d’autres. Le 18 janvier 2021, sur Europe 1, Jack Lang, dont le nom (sans que jamais rien n’ait été prouvé) ressort régulièrement quand on associe pédophiles et politiciens, a reconnu que signer une tribune comme il l’avait fait en 1977 pour demander la décriminalisation des rapports sexuels avec des enfants était une « connerie inacceptable ». Mais, a-t-il ajouté : « On était très nombreux, à l’époque, à signer ça. C’était une série d’intellectuels, c’était l’après-68. Et nous étions portés par une sorte de vision libertaire fautive. »
Bernard Pivot, lui aussi, met en avant « une autre époque » pour expliquer sa complaisance face aux propos de l’écrivain Gabriel Matzneff, qui se vantait à « Apostrophes » de ses amours avec des adolescent(e) s, ne suscitant que sourires complices, à l’exception de l’écrivaine et journaliste canadienne Denise Bombardier, à l’époque traitée de « mal baisée », aujourd’hui célébrée pour son courage.
« Il m’aurait fallu beaucoup de lucidité […] pour me soustraire aux dérives d’une liberté dont s’accommodaient tout autant mes confrères de la presse écrite et de la radio », écrivait Pivot au « JDD » pour s’excuser, trente ans après les faits. Notons tout de même que cette « époque » aura été particulièrement longue pour le journaliste, qui a invité Matzneff pour la première fois en 1973, et à plusieurs reprises jusqu’en 1990, année de la fameuse émission avec Denise Bombardier.
Quelle était-elle, cette époque où certains intellectuels tentaient de faire de la pédophilie un mode de vie toléré ? Des années 1920 aux années 1950, un écrivain comme André Gide défendait, dans son œuvre et dans sa vie, une relation de maître à élève entre un adulte et un enfant, une « pédérastie éducative » qui incluait l’acte sexuel dans un contexte d’échanges « formateurs ». Cette attitude n’entraîna jamais de plainte judiciaire de la part des familles concernées. « Gide était convaincu que cette pédérastie serait reconnue et acceptée, raconte Frank Lestringant, auteur d’une monumentale biographie (André Gide l’inquiéteur, Flammarion, 2011). Au moment de sa mort, il a été beaucoup plus attaqué sur ses positions politiques que sur la pédérastie. »
Henry de Montherlant et Roger Peyrefitte (l’auteur des « Amitiés particulières ») furent tous les deux arrêtés, l’un en 1938 à une kermesse à Berlin, l’autre en 1940 aux jardins du Luxembourg, pour « détournements de mineurs », sans que cela jette la moindre ombre sur leurs carrières littéraires. Michel Tournier, mort en 2016, obtint en 1970 le prix Goncourt avec un roman, « Le Roi des aulnes », dont beaucoup estiment que, derrière la métaphore de l’ogre, le contenu est explicitement pédophile. Tous ces textes (sauf ceux de Peyrefitte) sont encore disponibles dans la très prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.
Un éphémère «Front de libération des pédophiles»
Les années 1970 s’épanouirent sur ce terreau. Le journal « Libération » ouvrit jusqu’au début des années 1980 ses colonnes à quelques écrits extrêmement complaisants. Le journaliste Sorj Chalandon répondit en 2017 à un lecteur pour expliquer (et non justifier) ces errances. « L’ordre moral. Voilà l’ennemi. Et « Libération » de cette époque n’est rien d’autre que l’écho particulier du vertige commun. Nous sommes à la fin des années 1970. Les traces du mai des barricades traînent sur les murs et dans les têtes. […] L’interdiction, n’importe laquelle, est ressentie comme appartenant au vieux monde, à celui des aigris, des oppresseurs, des milices patronales, des policiers matraqueurs, des corrompus […]. »
Parmi ces libertés à défendre, celle d’une sexualité trop longtemps réprimée : amour libre, droit au divorce, explosion du cinéma porno, libertinage et éducation « sensuelle » des enfants sont jetés dans le même sac libertaire.
En janvier 1977, circule une pétition en faveur de trois hommes jugés devant la cour d’assises de Versailles pour « attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de moins de 15 ans ». Elle demande l’arrêt des poursuites, affirme le « consentement » des enfants et porte les signatures de Louis Aragon, Bernard Kouchner, André Glucksmann, Jack Lang, Roland Barthes, Patrice Chéreau ou Philippe Sollers. Au même moment, une lettre ouverte adressée à la commission de révision du Code pénal pour aller dans le sens « d’une reconnaissance du droit de l’enfant et de l’adolescent à entretenir des relations avec les personnes de son choix » porte, elle, les paraphes de personnalités comme Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Alain Robbe-Grillet, Françoise Dolto ou Jacques Derrida.
Dans les années 1970, les photos de David Hamilton, flous artistiques sur des corps alanguis de jeunes filles nubiles, ornent la plupart des chambres d’ados, et celles d’Irina Ionesco prenant comme modèle érotique sa fille de 4 ans sont publiées partout. Un très éphémère « Front de libération des pédophiles » est même créé, tandis que l’écrivain Guy Hocquenghem et le philosophe René Schérer, frère d’Eric Rohmer, plaident pour la liberté sexuelle de l’enfant dans plusieurs revues.
Le sida, «l’affaire» Dutroux et les psychiatres
Deux écrivains incarnent alors cette tendance : Gabriel Matzneff et Tony Duvert. Le premier, notamment chroniqueur au « Monde » ou au « Point », est très introduit dans les milieux littéraires, et salué autant par Philippe Sollers que par Jean Dutourd ou Jean d’Ormesson, peu connus pour être des promoteurs frénétiques de la libération des mœurs. Un prix Renaudot à peine critiqué lui sera encore attribué en 2013 par un jury dont est membre Christian Giudicelli, un éditeur qui écumait avec lui les bordels pédophiles philippins. Il faudra, pour fissurer cette aura, le choc provoqué par la parution, fin 2019, du « Consentement » (Grasset), le livre d’une de ses « petites amoureuses », Vanessa Springora.
Le cas de Tony Duvert, que l’écrivain et ancien président de l’Académie Goncourt, François Nourissier, célébrait avec admiration comme un « voyou littéraire », est un peu plus compliqué. Théoricien et prosélyte de la pédophilie, il revendique très clairement le droit pour les enfants à disposer de leur corps comme ils l’entendent et fait de cette liberté le pivot de son œuvre, en particulier dans « Le Bon Sexe illustré » (1974) et « L’Enfant au masculin » (1980). Il obtient en 1973 le prix Médicis pour Paysage de fantaisie. « Son drame, nous explique son biographe Gilles Sebhan, c’est qu’il y a eu un moment assez court où il a cru que la pédérastie pourrait être admise. »
Le sida finira par ajouter un élément grave à la sexualité, et l’affaire Dutroux, en 1996, superposera définitivement l’image du pédophile à celle du criminel sexuel. Puis, les travaux des psychiatres sur le traumatisme des enfants, comme les témoignages de victimes d’inceste à la télévision, enlèveront tout leur « romantisme transgressif » à ce type de relations.
Duvert arrêtera de publier, et retournera vivre quelques années chez sa mère, qu’il détestait, avant de mourir dans la solitude (son corps sera découvert plus d’un mois après le décès) dans son pavillon de Thoré-La-Rochette, dans le Loir-et-Cher, en août 2008. Evitant l’unanime condamnation actuelle d’un Olivier Duhamel, effrayant surgeon des excès de l’époque où l’on rêvait qu’il pouvait être « interdit d’interdire ».
Le Parisien, 5 fév 2021
Tags : France, pédophilie, pédocriminalité, Inceste, #MetooInceste, Camille Kouchner, Olivier Duhamel, Marc Pulvar,
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