Lucile Tristan
Fin janvier, Arié Alimi, avocat pénaliste et membre de la LDH, publiait aux éditions Seuil « Le coup d’État d’urgence ». De l’analyse des nouveaux moyens de surveillance au constat d’une multiplication des techniques de répression, l’ouvrage a pour ambition de décrypter la mécanique de l’avènement de l’état d’urgence sanitaire et ses conséquences, notamment juridiques. L’auteur développe notamment deux axes, d’abord un retour historique sur l’utilisation de l’état d’urgence, puis une approche de l’utilisation récente des mesures d’exception comme moyen de réduire nos libertés.
De 1955 à 2020 : les origines de l’état d’urgence
L’analyse des différents usages de l’état d’urgence, et des restrictions de libertés qui s’en suivent, sert de fil conducteur à l’ouvrage de l’avocat pénaliste. Il dépeint des mesures prises historiquement contre les populations colonisées par la France, avant d’être importées en métropole.
Le premier usage de l’état d’urgence, fondé sur la loi du 3 avril 1955, est ainsi tournée contre les indépendantistes algériens. Puis, il est mis en œuvre se nouveau en contexte colonial en Nouvelle-Calédonie en 1985, en réaction aux revendications indépendantistes kanaks, avant d’être instauré à Wallis et Futuna en 1986, et en 1987 en Polynésie française.
Nouveau tournant en 2005 : la mort violente de Zyed et Bouna, alors qu’ils fuyaient la police, déclenche des émeutes d’ampleur dans les banlieues. Un embrasement local qui s’étend à tout le territoire après les premières déclarations de Nicolas Sarkozy niant toute responsabilité de la police, puis qui s’accentuent après le lancer d’une grenade lacrymogène à l’entrée de la mosquée de Clichy au sein de laquelle des dizaines de fidèles étaient réunis en période de ramadan. Le 8 novembre 2005, l’état d’urgence est instauré en Île-de-France pour la première fois sur le territoire métropolitain visant des jeunes qui se révoltent contre le racisme d’État.
Les colonies françaises, puis les quartiers populaires, ont donc été le laboratoire des états d’urgence, selon l’auteur, mais également de la création de mesures répressives. C’est également ce que développe le chercheur et militant Mathieu Rigouste, pour qui « les puissances impérialistes ré-importent en permanence des répertoires de surveillance, de contrôle, de répression et de domination, conçus dans et pour la guerre coloniale, à des fins de contrôle policier des classes populaires dans les métropoles. »
Arié Limi montre que la création des brigades anti-criminalité (BAC) en 1994, le développement de nouvelles techniques d’intervention type anti-émeute, notamment depuis 2005, les armes types flashball ou taser ont pour point commun d’avoir été testés sur les quartiers populaires avant d’être étendus à d’autres populations dans le but d’étouffer la colère sociale. Expérimentées d’abord dans les colonies, ces mesures répressives se sont donc plus tard propagées dans les quartiers populaires dont une part importante de la population est elle-même issue de l’immigration des anciennes colonies françaises.
En 2015, un nouvel état d’urgence est instauré par décret le 14 novembre, par François Hollande, suite aux attentats du Bataclan. C’est la première fois qu’il est utilisé sur l’ensemble du territoire. Il s’accompagne dans le même temps d’une militarisation sans précédent, au point qu’autant de militaires sont déployés à l’« intérieur » qu’à l’« extérieur » du pays. Emboîtant le pas au plan Vigipirate, cet état d’urgence sera renouvelé à six reprises. Il prendra fin plus de deux ans après, et un bon nombre de ses dispositions liberticides seront définitivement intégrées au droit commun par la loi du 30 octobre 2017, dite loi « SILT ». Ainsi, le texte désormais pérennisé a par exemple permis une généralisation des contrôles de police sans motif, faisant exploser les contrôles au faciès, sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme.
Dès 2015, les mesures d’exception permises par l’état d’urgence ont été appliquées contre des militants écologistes en amont de la COP21 : assignations à résidence, perquisitions, interdiction de manifester, autant de mesures répressives mises en œuvre pour éviter toute contestation. En 2016, la loi El Khomri, dite « loi travail », provoquant de vives contestations, un tournant répressif est amorcé envers de plus larges franges de la population. Cette fois-ci ce sont les syndicalistes qui sont visés. Au plus bas de sa popularité, François Hollande réprime la rue, et utilise l’article 49-3. 4 444 perquisitions seront ordonnées pendant ces deux années. Arié Alimi raconte : quinze de ses clients ont été victimes des perquisitions et des assignations à résidences prises à cette période, et aucune d’entre elles n’a jamais été poursuivie pour des infractions à caractère terroriste. Tous ont été victimes de mesures extrêmement liberticides, comme par exemple l’obligation de pointer jusqu’à trois fois par jour au commissariat. Selon l’avocat, « si les états d’urgence sécuritaire et sanitaire ont été déclarés en quelques jours, les mécanismes d’essentialisation et de réduction progressive des libertés se sont inscrits dans la durée. »
Restriction de libertés, extension des moyens de répression policiers : une légalisation progressive de pratiques jusqu’alors illégales
Dans la continuité du tableau historique qu’il a dressé, Arié Alimi revient sur les récentes réductions des « libertés fondamentales ». Ces dernières années ont en effet été marquées par une multiplication de mesures, légalisant souvent a posteriori des pratiques déjà en vigueur dans les faits.
Arié Alimi évoque ainsi l’exemple de la nasse, des interpellations préventives, des barrages filtrants, ou encore des interdictions tardives de manifestation, pratiques mobilisées régulièrement par les forces de répression contre le mouvement social et finalement légalisées. Les interpellations préventives en amont des manifestations ont ainsi été légalisées par la loi dite « anti-casseurs » qui a étendu les cas prévus pour les contrôles d’identité, tandis que le schéma national du maintien de l’ordre présenté par le ministère de l’Intérieur en septembre 2020 avait pour objectif de légaliser la nasse.
Revenant sur la loi sécurité globale, qui vise notamment à interdire de facto de filmer des policiers mais aussi à étendre les moyens de surveillance dont ils disposent, et qui est actuellement débattue au Sénat après avoir été votée en première lecture par l’Assemblée nationale, Arié Alimi rappelle la façon dont le droit de filmer les policiers était d’ores et déjà largement remis en question. Ainsi, il était formellement autorisé de filmer la police lorsque Cédric Chouviat a été tué après avoir filmé les policiers qui étaient en train de l’interpeller. De même, quelques mois plus tôt, au cours du mouvement des Gilets jaunes, Jérôme Rodrigues perdait son œil, visé au LBD alors qu’il était en train de filmer des policiers.
Pour Arié Alimi, « ces stratégies illégales sont à chaque fois légalisées à posteriori par une nouvelle loi qui restreint progressivement le périmètre des libertés fondamentales », et l’état d’urgence sanitaire a été l’occasion d’expérimenter de nouvelles extensions de l’utilisation de ces stratégies. Ainsi, une des techniques de surveillance utilisée pendant le confinement a été le déploiement de drones, « équipés d’une caméra dont la puissance permet d’identifier n’importe quel individu survolé, manipulés par la Police nationale, ou par des sous-traitants privés missionnés par les municipalités ». L’auteur explique que, malgré son interdiction par le Conseil d’État au mois de juin, non pas par principe mais par manque de cadre juridique, ces drones ont continué à être utilisés par la police. L’avocat s’appuie sur une affaire pour laquelle il a été saisi, au cours de laquelle des soignants ont diffusé des messages tels que « Derrière les hommages Macron asphyxie l’hôpital » accrochés par des ballons à l’occasion du 14 juillet. Lors de l’interpellation, les fonctionnaires de police leur ont indiqué qu’ils avaient été repérés par un drone de la préfecture de Paris. Antérieurement, les drones avaient déjà été mobilisés au cours du mouvement des Gilets jaunes pour le réprimer. Finalement, la loi sécurité globale devrait permettre d’entériner l’utilisation de ce dispositif de vidéosurveillance liberticide.
L’état d’urgence sanitaire : violences policières et attaques contre les droits des travailleurs
Les nombreuses stratégies répressives permises par l’état d’urgence sanitaire se sont, logiquement, couplées à un lourd bilan de victimes de violences policières que dresse Le coup d’état d’urgence. Ces violences policières ont particulièrement touché les quartiers populaires, déjà lourdement frappés par l’épidémie. Arié Alimi rappelle ainsi comment ces victimes de violences, presque toutes issues de banlieues, sont également celles qui ont vécu la surmortalité pendant la pandémie, à l’image de la Seine-Saint-Denis, l’une des plus touchées du fait des « inégalités en termes de soins et d’accès aux soins, représentativité plus importante dans les métiers les plus exposés au risque de contamination, la densité de la population, et habitat indigne rendant souvent impossible un confinement strict ». L’avocat en profite pour rappeler la violence des institutions qui garantissent l’impunité des forces de répression responsables de ces faits. « Une victime de la violence policière est ainsi souvent doublement victime : de la violence policière proprement dite, puis de la violence judiciaire qui a vocation à éteindre la parole de victime » note-t-il.
L’état d’urgence sanitaire mis en place a permis de donner un cadre légal à cette gestion répressive. Or, comme le décrit l’ouvrage, celui-ci a également été l’occasion d’approfondir les attaques contre le Code du travail. Les ordonnances prises quelques jours après le premier confinement ont ainsi permis aux employeurs d’imposer à leurs salariés de travailler soixante heures par semaine sans accord collectif, donc unilatéralement. De plus, « la réalité [était] celle d’une obligation de travail pour les plus précaires, dès lors que le ministère du Travail a considéré, y compris sur son site internet et dans ses déclarations, que le droit de retrait ne s’appliquait pas à la situation. »
Ces attaques contre les droits des travailleurs et les libertés ont été le corollaire d’une gestion sanitaire catastrophique de la part du gouvernement. Arié Alimi prend l’exemple des masques pour illustrer l’incohérence criminelle du gouvernement, de l’injonction à ne pas porter de masque au mois de mars, affirmant même sa dangerosité, liée au manque de stocks, à la création d’une infraction pénale contre ceux qui n’en porteraient. Une façon de compenser par la répression l’incapacité à obtenir le consentement de la population, pas dupe de l’orientation pro-patronale du gouvernement et de sa gestion sanitaire erratique.
Un retour à l’« état de droit » ?
Légitimement, l’ouvrage pose la question de l’« après », et insiste sur le refus de l’unité nationale qu’il interprète comme « synonyme de renoncement ». Selon l’auteur, alors que les décisions prises pendant le premier confinement ont mis à mal le droit de se réunir, et de manifester, il s’agit de prôner un retour à « l’État de droit ». Or, après la longue description historique de l’utilisation de l’état d’urgence ou encore des mécanismes permettant de légaliser, donc d’intégrer à « l’État de droit », des mesures jugées illégales jusqu’alors, on est en droit de s’interroger sur une telle perspective.
En effet, l’ensemble des mécanismes qui ont permis l’instauration des différents états d’urgence, et la multiplication de lois liberticides et racistes sont des outils intrinsèques à la Ve République, profondément antidémocratique. Cette Ve République, née du coup d’État militaire de mai 1958, a débouché sur une Constitution conçue pour doter l’exécutif d’un ensemble de pouvoirs d’exception. De l’article 44 de la Constitution permettant d’évincer les amendements votés par le Parlement, au fameux article 49-3 utilisé pour passer la réforme des retraites (finalement retirée), en passant par la décision du Conseil Constitutionnel, qui acte le 28 mai 2020, la possibilité pour le gouvernement de faire passer des ordonnances sans les faire voter par le Parlement, c’est bien sur les règles de la Ve République que s’appuie l’offensive du gouvernement. De même, la possibilité pour l’exécutif de diriger par l’intermédiaire d’un conseil de défense, ne s’embarrassant plus de délibérations parlementaires, est un outil constitutionnel.
Avant Arié Alimi, nombreux sont les auteurs à être revenus sur cette dimension fondamentale de la Ve République. C’est aussi ce qu’exprime Mathieu Rigouste, quand il affirme que « La constitution de cette 5ème République, avec les articles 16 et 49/3, est faite pour pouvoir faire la guerre intérieure et créer l’état d’exception permanent. ». Le militant et chercheur en sciences sociales développe ainsi que la Ve République, née de la volonté d’une partie de la bourgeoisie coloniale et industrielle voulant en finir avec la IVe République afin de rester une grande puissance impérialiste, débouche sur une constitution « taillée pour pouvoir faire la guerre à l’intérieur, en permanence ». Comme nous l’expliquions dans un édito récent, ce qui détruit la démocratie, c’est donc la « démocratie » elle-même, supposément incarnée dans la constitution de la Ve République.
Cette question de la Constitution pose une question plus large, et qui dépasse la question d’une Constitution donnée : celle de la démocratie et des droits réels dont il est possible de jouir dans le cadre du régime capitaliste. L’approche consistant à revendiquer un retour à « l’État de droit » ne questionne ni les fondements, ni les fonctions du droit, et encore moins sa place dans les rapports de production. La pensée de Marx sur la question du droit nous éclaire en ce sens : selon lui, la loi repose sur la société comme l’expression d’intérêts issus d’un mode de production donné. Les lois traduisent ainsi des formes de domination produites par un mode de production donné et les formalisent en des normes universelles pour chercher à occulter leur origine. C’est pourquoi l’État de droit, bien que reposant sur un principe de garantie d’égalité et de libertés formelles, est le garant de rapports de production basés sur l’exploitation. C’est ce qui permet à Patrick Balkany, d’être libéré à cause d’un « état dépressif marqué », alors même que huit hommes détenus sur dix présentent au moins un trouble psychiatrique mais ne bénéficieront jamais de ce traitement de faveur. De même, les tribunaux peuvent condamner à [quatre mois fermes un homme ayant volé un sandwich-https://www.revolutionpermanente.fr/D-un-sandwich-a-2-euros-a-quatre-mois-de-prison-ferme], mais fermer les yeux sur les catastrophes sanitaires engendrées par des entreprises telles que Lubrizol.
Ainsi, sous couvert d’une égalité dans la loi, le système juridique, dont une des valeurs cardinales est la protection de la propriété privée, constitue le garant de la domination d’une classe sur une autre. Dans les périodes de prospérité, cette illusion égalitaire est l’un des outils permettant à la bourgeoisie de dominer, mais aussi d’imposer son hégémonie, c’est-à-dire fabriquer en profondeur le consensus à l’égard de son modèle de société. Mais en période de crise, les contradictions s’approfondissent, le chômage et la précarité s’étendent, et face à l’instabilité politique et aux révoltes, et la coercition et la répression prennent une importance toujours plus centrale. “Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire qu’elle n’est plus “dirigeante”, mais uniquement “dominante”, et seulement détentrice d’une pure force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant.” synthétisait ainsi Gramsci, décrivant la “crise organique” comme ce moment où les mécanismes de consentement se grippent. Depuis 2008, c’est cette instabilité à échelle mondiale que nous observons. Elle s’est notamment incarnée dans le mouvement des Gilets jaunes, réprimé très violemment.
Or, la multiplication des attaques contre les libertés, des mécanismes répressifs et des mesures d’exception décrite dans l’ouvrage est indissociable de cette situation d’instabilité qui est loin d’être refermée à l’heure où les conséquences sociales de l’épidémie et de sa gestion capitaliste sont d’ores et déjà dramatiques. La loi sécurité globale est l’expression récente de ce phénomène. Alors que le spectre des Gilets jaunes hante l’exécutif, et que la gestion catastrophique de l’épidémie a renforcé la colère, cette nouvelle loi liberticide anticipe la contention de futures explosions sociales incontrôlées. Dans ce cadre d’une instabilité structurelle mondiale qui peut difficilement être canalisée dans le cadre du système, la répression risque de s’intensifier et l’appel à un retour à l’Etat de droit apparaît comme un voeu pieu. Demander à l’État, au travers de ses institutions judiciaires, de renoncer à la coercition alors que le consentement à son ordre social faiblit revient à espérer que la bourgeoisie laisse sa place sans combattre.
Dans le même sens, l’espoir placé par l’auteur dans une action judiciaire comme moyen de mettre en lumière la responsabilité des politiques qui ont mené à une telle catastrophe sanitaire et sociale convainc peu. Ce d’autant plus que l’auteur lui-même rappelle à quel point le parquet est subordonné au politique, qui a « instrumentalisé depuis toujours l’action judiciaire pour réduire au silence les opposants politiques », ou encore comment « l’expérience contemporaine nous a cruellement rappelé que le Conseil d’État, du fait de son rôle, de sa composition et de sa sociologie, ne pouvait jouer le rôle de contre-pouvoir et de sanction ».
Cela ne signifie pas que l’arène judiciaire ne puisse pas être un terrain de lutte politique, sur lequel des victoires partielles peuvent être arrachées. L’indemnisation provisoire de 30 000 euros attribuée à Jérôme Rodrigues, ou encore la condamnation de la SNCF pour atteinte au droit de grève contre les grévistes de l’Infrapole en sont des démonstrations récentes, et les luttes que mènent des avocats et juristes du bon côté de la barricade, pour tenter d’obtenir la justice pour les victimes de violences policières, attaquer des pratiques illégales et liberticides ou démasquer l’écart entre les principes affichés par le pouvoir et sa politique réelle sont très importantes. Seulement, détachées d’une lutte d’ensemble pour renverser ce système, elles risquent de se condamner à l’impuissance.
Révolution Permanente, 20 mars 2021
Tags : France, état d’urgence, Guerre d’Algérie, Nouvelle Calédonie, coronavirus, covid 19,
Soyez le premier à commenter