Algérie : «La mémoire est le meilleur antidote à l’oubli»

Mu par « le devoir de vérité », Kamel Beniaiche est l’un des rares journalistes en activité à s’intéresser au fleuve de sang de mai 1945. Depuis plus de 15 longues années, le chef de bureau du quotidien El-watan à Sétif, sillonne le pays profond à la recherche de nouveaux indices. Pour enrichir sa banque de données, approfondir ses enquêtes, exhumer les drames enfouis, alimenter son deuxième ouvrage par de nouvelles informations, le reporter, remettant en cause les thèses de certains nostalgiques de la colonisation, profite de la moindre opportunité pour aller fouiner dans les centres d’archives de l’autre rive de la méditerranée. Dans cet entretien, notre confrère nous donne sa vision de la « mémoire », revient sur l’actualité, parle sans détour de la décision du Président Tebboune …

Quelques mois après son investiture, le Président Abdelmadjid Tebboune, donne une autre dimension aux commémorations des massacres du 8 mai 1945. Ce pan de notre histoire contemporaine est désormais « journée nationale de la mémoire ». Que pourriez-vous dire de la décision du Président et du vote de l’assemblée populaire nationale (APN) ?

La démarche brise un tabou, répare une injustice. Lancée à la veille du 75e anniversaire des massacres de mai 1945, l’autre épisode honteux de la colonisation, l’initiative fera date. La décision du Président est le fait saillant du début de la mandature. Elle est aussi et surtout le plus important acte politique de ces vingt dernières années. Pléthorique en non-dits, l’initiative du Président replace la question de la mémoire au-devant de la scène. Faisant fi des vociférations des idéologues, des porteurs de la mémoire coloniale et de certains lobbys, le Président a non seulement voulu rendre hommage aux victimes de 130 ans d’asservissement, mais rompu avec les tâtonnements de l’ancien régime allergique qui ne voulait en aucune manière chatouiller l’ex-colonisateur, lequel n’est pas encore disposé à regarder en face son passé colonial et à reconnaître les crimes commis en son nom. Elle répond aux appels des derniers rescapés, des parents et des descendants d’une tragédie n’ayant toujours pas divulgué tous ses secrets. Le vote de l’assemblée populaire nationale honore l’institution

La décision du 7 mai 2020, remet les questions mémorielles au devant de la scène nationale ?

En réparant une injustice, Tebboune donne le ton, ouvre la voie à une prochaine réouverture du chapitre de la criminalisation du colonialisme, renvoyée aux calendes grecques par l’ancien système qui ne voulait certainement pas embarrasser la France. La Métropole a reconnu en 1995 son rôle dans la déportation des juifs de France durant la guerre mondiale. La reconnaissance est suivie par un dispositif d’indemnisation et de réparation. Le moment est donc venu pour qu’elle mette fin à la politique des deux poids deux mesures. Assumant pleinement son passé, l’Allemagne est allée loin dans le processus de reconnaissance et d’indemnisation. Pour preuve, elle vient de verser des indemnités à des juifs originaires d’Algérie,victimes de mesures antisémites de la France de Vichy, alliée du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale. La France doit non seulement emboîter le pas à sa voisine mais doit comprendre que la dette est imprescriptible

Selon vous pour quelles raisons la France demeure réticente face à la reconnaissance de ces crimes ?

La France a mis plus de 37 ans à se rendre à l’évidence que la glorieuse révolution de novembre 1954, était la « Guerre d’Algérie ». 58 ans après l’indépendance de l’Algérie, l’ex- colonisateur refuse de regarder en face son histoire coloniale. Il éprouve des difficultés à assumer ce passé, à affronter ces périodes dramatiques. Comme le passif est lourd, la France trouve encore du mal à franchir le pas. Les nostalgiques de la colonisation, l’aile dure des rapatriés d’Algérie et les partis de droite et d’extrême droite posent leur veto. Ils refusent toute idée de reconnaissance. Otage d’une partie de son électorat, la France officielle a peur de s’engouffrer dans ce sable mouvant.

La position d’une grande partie de la société civile française a beaucoup évolué, non ?

Absolument ! Les échanges entre universitaires, historiens et forces vives des deux rives ont permis à la société civile française conditionnée des années durant par un important tissus de mensonge et de contrevérité , de faire connaissance avec une partie de l’histoire vraie. Pour forcer la main au gouvernement français de reconnaître et de présenter des excuses pour tous les crimes commis par la colonisation qui n’a jamais été une « mission civilisatrice » desfemmes et des hommes politiques de gauche, des universitaires, des philosophes, des historiens, des écrivains, des journalistes, des artistes, des comédiens, des enseignants de lycées et de centres de formation , des citoyens lambda , de nombreuses associations, des conseils municipaux de nombreuses villes françaises, dont le conseil de Paris, ne cessent de demander à l’Etat français de reconnaître officiellement les massacres du 8 mai 1945. Pour paraphraser, l’ex- Maire de Paris, Bertrand Delanoë qui a osé ériger une stèle à la mémoire des victimes du 17 octobre 1961 , « on ne s’abaisse pas quand on reconnaît ses fautes »

Vous travaillez sur la cicatrice de mai 1945 depuis maintenant 15 ans, comment a été accueilli votre premier livre « Sétif, la fosse commune-Massacres du 8 mai 1945 » de l’autre côté de la méditerranée ?

Préfacé par l’historien Gilles Manceron, l’ouvrage a été très bien perçu par les lecteurs de Paris, Lyon, Rennes et à Nant (Larzac) où j’ai animé une conférence en marge de l’assemblée générale de l’association, les 4 ACG (association des anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre). Les anciens appelés, le citoyen lambda ainsi que les lycéens sont surpris par des témoignages émouvants, l’ampleur des atrocités. Ils ont beaucoup apprécié ladémarche refusant la hiérarchisation des victimes.Les critiques de certains idéologues indisposés par une portion de vérité , me réconfortent

Les questions mémorielles continuent donc de plomber les relations bilatérales, selon vous a qui la faute ?

Tant que la France continue à tourner le dos aux crimes commis en son nom de 1830 à 1962, les relations bilatérales ne se hisseront jamais à la dimension des attentes et aspirations des citoyens des deux pays. Il est difficile de parler de relations apaisées, tant que les innombrables questions de 130années de colonisation ne sont pas encore discutées et réglées. Avant l’ouverture d’une nouvelle page et permettre aux deux peuples et aux futures générations de se tourner vers l’avenir et faire de nos relations le modèle méditerranéen de partenariat et de coopération, on doit au préalable aplanir tous les contentieux inhérents à la mémoire. On attend la restitution de nos archives emprisonnées dans divers centres de la Métropole. Le dossier des 500 millions d’anciens francs volés par le Marchal de Bourmont, le 5 juillet 1830, demeure d’actualité 188 ans après …

Pour certains, l’instauration de la « journée nationale de la mémoire » va réveiller les « vieux démons » ?

Ne s’immisçant jamais dans les affaires internes des autres , l’Algérie n’a pas commenté ou critiqué la décision de la France faisant du 19 Mars de chaque année, une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. Il est vrai qu’une telle démarche ne va pas plaire aux nostalgiques d’une ère révolue. Intervenant dans une conjoncture difficile marquée par la pandemie de la COVID 19, la démarche perpétue le souvenir de l’absent, rend hommage aux victimes de la barbarie coloniale. Sincère, la convocation de l’histoire est à l’honneur de son auteur, répare une injustice faut-il le rappeler une nouvelle fois ? Sans repères, un peuple ne connaissant rien de son passé, ne peut construire son présent et penser au futur.

Selon vous, quelle place doit occuper la mémoire dans la vie des citoyens de l’Algérie nouvelle ?

La mémoire est le meilleur antidote de l’oubli. Garder à l’esprit les sacrifices de l’absent, c’est immortaliser son souvenir. Pour que nul n’oublie,l’impitoyable nuit coloniale, la question mémorielle doit figurer dans les manuels et les programmes scolaires. Les structures de la culture et de la jeunesse, ainsi que nos représentations diplomatiques en France ont un très grand rôle à jouer en la matière. Contrairement aux affabulations des nostalgiques de la colonisation, la mémoireévoque grand-chose à beaucoup de fils et filles de ce grand peuple. Et plus particulièrement pour les jeunes générations, appelés à s’imprégner des sacrifices des aïeux et faire de ce précieux legs, le socle de l’Algérie nouvelle…

Instituer « journée nationale de la mémoire », lacommémoration des massacres de mai 1945 n’est un pas fait anodin non ?

La journée de la mémoire permet aux jeunes générations de faire connaissance avec les victimes des enfumades du Dahra perpétrées le 19 juin 1845par le général Pélissier, sur ordre du général Bugeaud, de garder à l’esprit les sacrifices des troupes de Lalla Fatma- N’’Soumer (1851-1860), de se rappeler le martyr de centaines de déportés en Nouvelle Calédonie (1864-1921). Elle remet sur la table la disparition tragique des cobayes et victimes des essais nucléaires lancés le 13 février 1960 au sud de la commune de Reggane. Ce dossier comme beaucoup d’autres incommodent l’Etat français. Le moment est propice pour que les générations des deux rives de la méditerrané puissent connaître la véritable nature des Bugeaud, Pélissier, Saint Arnaud, Bourmont, Bigeard, Aussaresse, les autres massacreurs de milliers d’Algériens. La mémoire qui écorche les nostalgiques d’une ère révolue, c’est çà.

La question de la reconnaissance demeure en suspens même si des diplomates officiels français ont franchi des lignes …

Les sorties médiatiques de conjoncture, les déclarations électoralistes ciblant les binationaux, ont fait leur temps. Candidat à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron avait qualifié, en février 2017 à Alger, la colonisation de l’Algérie de ‘’crime contre l’humanité’’, et de ‘’vraie barbarie’’. Face aux critiques de la droite, de l’extrême droite et du lobby représentant les harkis et l’aile dure des pieds noirs, Macron ne fait pas mieux que ses prédécesseurs, met au placard les questions de la reconnaissance, des excuses et des réparations, les principales exigences des Algériens pour lesquels la reconnaissance n’est pas repentance.

Que pensez-vous de la création d’une chaine de télévision consacrée à l’histoire ?

Une chaine dédiée à l’histoire est un excellent outil de transmission de la mémoire. La télévision immortalise les actes de bravoure des bâtisseurs de la grandeur et de l’histoire de ce grand peuple. Un média lourd dédié à l’histoire pourrait être un excellent support pédagogique pour aussi bien les enseignants que pour les apprenants qui auront l’opportunité de jeter un regard sur d’incommensurables faits d’armes …

Comment voyez-vous l’écriture de l’histoire ?

L’histoire écrite par les vainqueurs d’hier est un mensonge. Pour travestir la vérité historique des idéologues ont inversé les rôles. Pour permettre à vérité de jaillir et à l’histoire vraie de façonner en Algérie comme en France, le récit historique, le moment est venu pour décoloniser les archives….

Dj-Benothmane

La Patrie News, 3 juillet 202

Tags : Algérie, Mémoire, France, Guerre d’Algérie, colonisation, pieds noirs, Harkis,

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