Alors qu’une violente campagne médiatique vise Abu Bakr Azaitar et ses frères, dont la proximité avec Mohammed VI permet l’accumulation de richesses et de cadeaux, le roi continue de protéger le boxeur devenu tout-puissant. Mais est-il au courant de tout ce qui est écrit sur ses amis ou est-il totalement sous emprise ?
De mémoire de journaliste marocain, on n’avait jamais vu une chose pareille. Une furieuse campagne de presse, orchestrée par le régime, soutenue dans le temps et assurée d’une totale impunité judiciaire, avec comme seul but de se défaire d’un groupe de personnes, et particulièrement d’un jeune homme qu’on juge proche du roi. À faire jaser.
Durant le long règne de Hassan II, jamais une chasse à courre de cette envergure n’aurait pu être menée sans le feu vert du défunt souverain ou de son bras droit, le puissant ministre de l’intérieur Driss Basri.
Mais le régime précédent évitait souvent la médiatisation et concluait rapidement l’opération par le bannissement ou l’élimination physique de la cible.
Aujourd’hui, c’est différent. Certains pontes de l’État profond veulent éliminer une personne de l’entourage royal contre apparemment la volonté du roi. Et la presse marocaine est mise à contribution pour malmener médiatiquement ce favori. En vain jusqu’à maintenant.
L’histoire est la suivante. Depuis quelques années, des segments entiers du makhzen, surtout ses deux principaux services de renseignement, la DST (Direction générale de la Sûreté du territoire) et la DGED (Direction générale des études et de la documentation), mènent une course à bride abattue pour tenter de chasser de l’entourage direct du roi, Mohammed VI, celui qui est devenu depuis 2018 son principal ami.
Il s’agit d’Abu Bakr Azaitar, un boxeur MMA (Mixed Martial Arts). Né à Cologne, en Allemagne, de parents immigrés originaires d’Al Hoceima, dans le Rif, le jeune homme est considéré aujourd’hui comme le principal responsable de la détérioration morale de l’image d’un souverain qui porte le titre de « commandeur des croyants » et se réclame « descendant direct du prophète Mohammed ».
Palais, voitures de luxe et juteuses concessions
Contrairement à d’autres favoris dans le passé, celui-ci ne se cache pas. Et il a pris ses aises. Installé au palais royal de Rabat, « Abu Azaitar » comme on l’appelle a fait, depuis, venir ses deux frères, Ottman et Omar, ainsi que d’autres membres de sa famille.
Selon ce que l’on sait de sources dignes de foi, il y règne en maître avec l’onction d’un roi gravement malade mais qui le défend et le couvre de cadeaux et de somptueuses prébendes : un palais à Tanger, des voitures de luxe et de juteuses concessions commerciales obtenues avec une facilité déconcertante.
La fratrie Azaitar est considérée aujourd’hui, quatre ans seulement après avoir mis les pieds au Maroc, comme une prospère famille rentière. Elle est surtout perçue par une partie importante du makhzen comme une excroissance qui perturbe le fonctionnement normal d’un État autoritaire dont la structure n’accepte aucune matière exogène.
Les frères Azaitar se comportent comme en territoire conquis. Leurs frasques sont devenues récurrentes et trop nombreuses pour être rapportées systématiquement par une presse qui ne le fait que sur instruction.
S’il ne s’agissait que de quelques abus, la chose resterait confinée dans la galaxie des outrances et excès permis aux membres de la famille royale, à leur nombreuse smala et à la jeunesse dorée marocaine.
Mais là, c’est plus grave. Il y a manifestement mélange des genres entre la sphère intime et l’État.
Par exemple, en 2019, Abu Azaitar est allé en visite quasi officielle dans le territoire disputé du Sahara occidental, où la population l’a découvert en train de parader dans les rues de la ville de Laâyoune dans une voiture conduite par le wali de la région. Officiellement, il n’a aucune fonction au sein de l’administration marocaine.
Et en 2020, on l’a également vu « inspectant », en fait vociférant et menaçant, les médecins et les infirmiers d’un hôpital public de la capitale durant la pandémie de covid-19. Il existe d’autres écarts, des histoires colportées mais invérifiables et qui n’ont pas été jugées dignes de publication par les marionnettistes de l’information.
Cette intromission d’un pugiliste, qu’on dit violent, dans les affaires de l’État ne perturbe pas outre mesure le citoyen marocain lambda pourtant alimenté avec des informations choisies et ajustées.
Elle bouscule plutôt la structure opaque du pouvoir au Maroc, celle-là même qui a consenti, il y a quelques années, à l’irruption d’Abu Azaitar dans la société marocaine.
Car il fut un temps où la presse marocaine, à commencer par sa principale agence de presse, la MAP (Maghreb Arab Press), tressait des lauriers à la fratrie Azaitar. La présentant tantôt comme le symbole de la réussite marocaine à l’étranger, tantôt comme un groupe de flamboyants « gladiateurs marocains », voire des champions « majestueux », dixit Maroc Hebdo.
Des repris de justice multirécidivistes
C’était en 2018 et c’est le roi en personne qui avait donné le coup de départ de ces articles dithyrambiques en faisant asseoir à ses côtés Abu Bakr et Ottman lors d’une prière du vendredi. Un « privilège rarissime », s’étranglent aujourd’hui les anciens flagorneurs devenus contempteurs.
Si les services de renseignement marocains avaient pris la peine de fouiller en 2018 dans le passé du nouvel ami du roi, ils auraient facilement trouvé ce que Hespress, un site proche des milieux sécuritaires, a livré à ses lecteurs le 1er mai 2021. Qu’Abu Azaitar et ses frères sont des repris de justice multirécidivistes condamnés en de multiples reprises pour des délits et des crimes en Allemagne.
« Vols, extorsion de fonds, fraudes, violences physiques, association de malfaiteurs, vols qualifiés et récidive, escroquerie informatique, conduite sans permis, atteinte à l’intégrité physique causant une incapacité permanente, coups et blessures, trafic de stupéfiants, faux et usages de faux et résistance à force de l’ordre », voilà le très long casier judiciaire des Azaitar livré par ce site à ses lecteurs.
Inutile de préciser que cet article, non signé, n’est pas le fait d’une minutieuse enquête journalistique, sinon le fruit d’une exhaustive recherche menée par un service étatique qui a soudainement découvert, quand les frères Azaitar ont commencé à devenir gênants, qu’ils étaient des « gangsters » et des « voleurs ».
Si tout ce qui est distillé en toute impunité par les médias proches de l’État est vrai, le problème est majeur pour la monarchie marocaine.
Comment concevoir que des criminels condamnés puissent partager la vie du roi du Maroc dans le sacro-saint antre du pouvoir alaouite, le palais royal ou ce qu’on appelle « Dar El-Makhzen » ?
Et une question qui fuse machinalement : Mohammed VI est-il au courant de tout ce qui est écrit sur ses amis ou est-il totalement sous emprise ?
Les informations en provenance du palais de Rabat, mais qui ne sont pas publiées, celles-là, en raison de leur contenu sensible, ne sont pas rassurantes.
Abu Azaitar serait devenu un chambellan officieux du roi qui détient le privilège de juger qui a le droit d’être reçu et qui ne l’a pas. Même les conseillers royaux du premier cercle, ceux qui ont étudié avec le souverain ou qui entretiennent avec lui une vieille amitié, doivent passer par les fourches caudines du Germano-Marocain.
Il y a quelques semaines, le frère et le cousin du roi, Rachid et Ismaïl El Alaoui, plus connus sous leurs alias de « Moulay Rachid » et « Moulay Ismaïl », ont été priés par Abu Azaitar de se retirer après une brève conversation avec le souverain. Le boxeur aurait argué une soudaine « fatigue » de Mohammed VI pour se débarrasser d’eux.
Récemment, la « nouvelle famille » du roi, comme l’appelle cruellement la presse étrangère, a bouleversé la structure de la sécurité royale en changeant les hommes chargés de protéger le souverain.
« Les frères Azaitar se sont mis à dos l’appareil sécuritaire marocain », avance un journaliste fin connaisseur des dédales de Dar El-Makhzen. Celui-ci explique qu’Abu Azaitar a obligé, il y a peu, le puissant chef de toutes les polices marocaines, la Sûreté nationale et la DST, Abdellatif Hammouchi, de lancer des recherches pour retrouver un membre de sa famille qui se serait perdu à Rabat.
Des gages d’impunité
Cette affaire rappelle qu’il y a quelques années, toute la police de Rabat a été obligée par le même Azaitar de laisser ses menues affaires pour retrouver… son chien, égaré quelque part dans la capitale du royaume. Une humiliation majuscule pour Hammouchi, le chef d’orchestre de la répression tous azimuts qui s’est abattue sur le Maroc ces dernières années.
Que le grand patron de la Sûreté nationale et paladin des succès infinis de la lutte contre le terrorisme islamiste soit obligé de chercher le chiot d’un « gangster », voilà qui ne manque pas de piquant.
Mais on imagine mal Hammouchi, ou son alter ego de la DGED, Mohamed Yassine Mansouri, s’en prendre à un ami intime du roi par pure vengeance. Cela ne sied point aux hommes du Makhzen, tous nourris au biberon de l’obéissance et de la soumission absolues au maître du pays.
Il est évident que des personnalités très haut placées dans l’ancien entourage direct du roi, l’éternelle camarilla et la famille royale ont donné des gages d’impunité aux responsables du renseignement et par extension aux marionnettes qui publient leur littérature.
« Les conseillers du roi, à commencer par le premier d’entre eux, Fouad Ali El Himma, les sœurs de Mohammed VI, et peut-être même son fils, Hassan, l’héritier du trône, ne sont pas contents de la tournure qu’a prise cette amitié. Il est très probable que ce soit eux qui soient derrière la campagne visant Abu Azaitar & Cie », explique notre source.
Une campagne qui a atteint des sommets l’année dernière quand le favori a été menacé de mort par le site Hespress, qui lui a prédit une fin identique à celle de Raspoutine. Quand on sait comment a été exécuté Raspoutine et par qui…
Reste la nécessaire question. À quoi sert toute cette persécution médiatique si elle n’aboutit à aucun résultat concret ? Abu Azaitar est toujours là. On sait que le roi ne lit que rarement la presse et que les Germano-Marocains, qui ne comprennent ni l’arabe littéral ni le français, non plus. Mais des âmes charitables les ont sûrement informés de la violence des propos qui les visent.
Or le roi, en dépit de la fureur des articles de presse ciblant Abu Azaitar, le protège toujours. Peut-on considérer cette interminable campagne comme une attaque directe contre sa personne ? Une autre question à laquelle personne ne veut répondre au Maroc.
S’ils ne ripostent pas judiciairement, les frères Azaitar continuent d’accumuler les richesses et les cadeaux royaux, qu’ils exhibent avec beaucoup de volontarisme sur les réseaux sociaux. Comme un doigt d’honneur adressé à leurs détracteurs.
Et ainsi va le royaume. Pour le moment, Mohammed VI ne donne pas signe de vouloir se séparer de sa « nouvelle famille ». Quand il est parti en villégiature au Gabon il y a quelques mois, il l’a emmenée avec lui. Même chose pour Paris, la semaine dernière, et d’où les Azaitar ont pris un malin plaisir à inonder leurs comptes Instagram de clichés montrant des achats de millionnaires.
Pour la plus grande fureur de la vieille garde et de ses hommes de main, qui ne savent plus à quel saint se vouer pour se débarrasser de ces incommodants squatteurs.
Quelle étrange situation. Il y a comme une main de Dieu dans cette affaire. Les principales victimes des Azaitar, les El Himma, Hammouchi et Mansouri, sont ceux qui ont contribué dans le passé, en mordant si nécessaire, à consolider les pouvoirs exorbitants du roi. Ils ont fait en sorte qu’il n’y ait aucun contre-pouvoir ; qui les aurait grandement aidés dans cette empoignade.
Aujourd’hui, ils se retrouvent avec un gros dilemme. Comment convaincre le roi d’expulser de son plein gré ces gênants personnages ? Facile.
Que celui qui se sent capable de prendre son courage à deux mains et d’aller dire à Mohammed VI que les frères Azaitar sont en train de saper les fondements moraux de sa monarchie lève la main !
Ali Lmrabet
Middle East Eye, 20 juin 2022
#Maroc #MohammedVI #Azaitar #DGSN #DST #DGED