Abdelkader et la France

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Par Dr A. Mellah

La conquête de l’Algérie par l’armée Française en 1830 et la résistance acharnée qui s’en est suivie de 1832 à 1847, a projeté sur la scène publique algérienne un chef militaire algérien hors norme. Proclamé émir à l’âge de 24 ans, ce jeune homme voué aux études et la dévotion n’a jamais pensé un jour diriger une lutte armée, c’est à son corps défendant qu’on l’a chargé de mener cette lutte rude et implacable. De prime abord, on a du mal à croire qu’un fils de Zaouïa, élevé dans la pure tradition mystique, puisse être à la hauteur d’une tâche aussi lourde. Mais une fois sur le terrain, Abdelkader se révéla être un dirigeant militaire hors pair. En un laps de temps très court, il réalisa un travail phénoménal. C’est à partir d’une foule de gens pauvres et désœuvrés qu’il constitua une armée de volontaires inconstants et volatiles mais capables de faire subir de lourdes pertes aux troupes ennemies. Son franc-parler et son charisme réveilla très vite le sentiment de la nation algérienne libre, et dans une ambiance souveraine qui rappelle le recouvrement de la personnalité algérienne, il jeta les fondements de l’Etat algérien moderne. C’est avec ce travail éminemment réfléchi qu’Abdelkader fit une entorse à l’histoire coloniale -du moins pour un temps- en empêchant les troupes françaises de s’installer librement sur le sol d’Algérie et de décider de son destin politique. Sa stratégie combattive déstabilisa l’ennemi, elle laissa plus d’un général français sur sa soif. Tous les chefs militaires qui l’ont combattu reconnaissent en lui cette qualité imparable qui leur a donné le tournis. Pendant quinze longues années, Abdelkader demeura le chef militaire implacable, ouvert sur les initiatives de paix, mais intransigeant sur les principes et la parole donnée. Invaincu sur le terrain des opérations, Abdelkader resta ce chef militaire insaisissable. Dans l’incapacité de le réduire par les armes, les français ont alors eu recours à la ruse et aux fausses promesses qui ont vite fait de gagner sa confiance et augmenter sa foi en la France. C’est cette foi honnête en la France et ces idéaux de paix et de fraternité qui a conduit certains historiens de la colonisation à traiter Abdelkader de renégat : «Satisfait et tricolore tout proche du reniement» (1)

Ces historiens peu soucieux de l’objectivité scientifique, ont fait montre d’une vision très courte ; soutenir des thèses aussi plates et décousues, c’est préjuger sur une personnalité dont on connait très mal les contours. Etre accommodant et affable ne signifie nullement reniement au vu du traitement humiliant réservé à Abdelkader après la soi-disant «reddition», toute autre personne de sa stature, aurait non seulement pris en aversion les français, mais les aurait honnis pour la vie.

Procédé lâche et humiliant

Les faits attestant de cette humiliation sont présents à l’esprit. Ils se focalisent sur l’épisode le plus triste de notre histoire où l’émir, auréolé d’honneur et de prestige, fut honteusement déchu et réduit au rang de prisonnier. Aucune explication ne fut donnée à cette incarcération brutale que l’intrigue et la manigance. On imagine le degré de déshonneur subi par l’émir devant sa famille et ses compagnons d’armes, tous unanimes à placer leur confiance en lui. Autre conséquence de la perfidie française, quand la parole d’honneur d’un grand homme comme Abdelkader fut délibérément piétinée par des calculs politiciens bas, sans le moindre égard pour sa personne et son rang, les répercussions morales de cette déconvenue furent certainement très pénibles pour une âme aussi scrupuleuse que celle d’Abdelkader.

Autre intrigue et autre déshonneur, quand le gouvernement provisoire de la république de 1848 demanda à Abdelkader la rédaction d’un serment dans lequel il déclarerait ne jamais retourner en Algérie. Cette initiative, quoique contraignante, fut reçue avec beaucoup de tact et de répondant. Mais quand le document fut élaboré et signé de sa main, il reçut en guise de réponse une suite lâche et évasive : «La république ne se considérait liée par aucune obligation envers Abdelkader, et qu’elle le prenait comme le précédent gouvernement l’avait laissé en prisonnier».

D’emblée, on peut considérer cette dérobade comme une énième trahison de la part de la France. Exiger d’une grande personnalité comme Abdelkader un serment écrit, puis se dérober et ne pas honorer ses engagements est un acte qui ne peut-être expliqué que par la lâcheté et la fourberie. Ainsi, sans qu’elle soit préparée à ces intrigues, la personnalité d’Abdelkader subissait les contrecoups d’hommes politiques malhonnêtes et perfides.

L’émir peut-il être fidèle à un pays qui l’a traité avec tant de mépris et de dénégation ? Si on ajoutait à cela un environnement social et culturel très différent, des conditions de détention insupportables, on a du mal à imaginer les souffrances morales que cet illustre captif a enduré. Mais en dépit de toutes ces contraintes, Abdelkader demeura affable et parfaitement accommodant. Ecoutons le général Daumas le décrire à monseigneur Dupuch : «Vous allez voir l’illustre prisonnier du château de Pau, lui dit-il, Oh ! Vous ne regretterez certainement pas votre voyage. Vous avez connu Abdelkader au temps de sa prospérité, au moment où toute l’Algérie pour ainsi dire, reconnaissait son autorité. Eh bien, vous le trouverez encore plus grand et plus extraordinaire dans l’adversité que dans la prospérité. Comme toujours, il domine de sa grandeur les perspectives de sa position. Vous le trouverez affable, simple, affectionné, modeste, résigné et ne se plaignant jamais, excusant ses ennemis-mêmes ceux qui peuvent encore le faire souffrir- et ne permettant jamais qu’on dise du mal d’eux en sa présence. Qu’ils soient musulmans ou chrétiens, aussi justifiées que pourraient être ses plaintes à leur sujet, tous ont trouvé son pardon.»(2)

Noblesse d’esprit et charisme

La personnalité d’Abdelkader est d’une dimension surhumaine, son héroïsme et sa bravoure, sa piété et son extrême dévotion incarnent la parfaite symbiose du héros et du saint. Pour un esprit empêtré dans les bas appétits de la vie terrestre, il lui est difficile de comprendre cette personnalité hors norme, c’est pour cela qu’il faut user de beaucoup de circonspection et de tact quand il s’agit de juger une personnalité de la stature d’Abdelkader. Son respect immodéré de la vie humaine, son incroyable détachement vis-à-vis des biens terrestres prêtent à de sérieux équivoques qu’ils ne manquent pas le cas échéant, de conduire à une réelle méprise sur sa personne.

En effet, pour comprendre Abdelkader, il est impérieux de faire d’abord la différence entre la personnalité accommodante et la personnalité intransigeante. Si la première peut s’accommoder des situations qui peuvent intervenir, la seconde est en revanche inflexible sur les grands principes qui font la grandeur et la noblesse de l’être humain.

Abdelkader est accommodant quand il s’agit de promouvoir les hautes valeurs humaines, comme le respect, le pardon, la bienveillance, la générosité et autres égards qui élèvent l’homme au degré suprême de l’humanité. Les sentiments d’amour et de fraternité ne sont-ils pas faits pour cimenter et restaurer les relations humaines ? De ce côté-là, Abdelkader est le modèle d’homme qui, sa vie durant, n’a cessé de multiplier conseils et gestes pour raffermir la noblesse des sentiments humains.

Pour lui, l’homme en tant qu’entité ennoblie par l’esprit et l’intelligence morale représente le modèle suprême de valeur. La preuve en est que Dieu tout-puissant, dès la création d’Adam, a ordonné aux anges de lui faire acte de soumission en se prosternant devant lui. C’est la raison pour laquelle l’homme revêt une importance capitale, puisque Dieu l’a non seulement créé dans la plus parfaite posture, mais l’a aussi élu son vicaire sur terre. (3)

En revanche, l’émir est intransigeant quand il s’agit de principes fondamentaux qui règlent la conduite à tenir. Sur ces principes l’émir est resté inflexible. Il s’agit d’impératif qui ne se discutent pas mais exigent application et rigueur. Tel est son engagement solennel devant le peuple qui l’a élu émir. Il s’est engagé à lutter sans merci contre l’ennemi, à combattre sans relâche les traitres et les renégats, à établir la justice et la sécurité pour tous, à garantir à chaque personne le respect de ses droits. Ces engagements furent respectés à un point tel qu’Abdelkader apparut comme l’homme providentiel. En effet, l’histoire, bien qu’elle soit parfois implacable avec ceux qui la bâtissent, montre que durant la courte période de son règne, Abdelkader a rempli avec talent son devoir de chef. Quant aux traités et conventions qu’il a faits avec l’ennemi, il a veillé strictement à leur application en respectant à la lettre les clauses et les conditions.

En effet, respecter un traité ce n’est pas seulement respecter l’autre partie, mais surtout élever sa parole au rang de valeur sacrée. Le traité Desmichels aussi bien que celui de la Tafna, bien qu’ils fussent à l’origine une proposition française, furent, en dépit des graves problèmes qu’ils ont créés, respectés jusqu’à la dernière minute par Abdelkader.

Sur un autre plan, l’affaire du massacre des soldats de Sidi Brahim en avril 1846 est un épisode dramatique qui interpelle notre mémoire et invite les historiens honnêtes à faire justice à Abdelkader en confrontant deux réalités distinctes. D’une part, les intrigues et les rumeurs perfides qui furent à l’origine du massacre et, d’autre part, le respect quasi-religieux que l’émir avait pour les prisonniers. Peut-on faire la part des choses entre des intentions basses conçues dans le seul but de nuire et l’élévation morale sincère et désintéressée ? Quand on sait que derrière le grand respect que vouait Abdelkader aux prisonniers, il y a toute une philosophie de l’amour, on comprend alors la difficulté de la tâche. Dans un monde violent et injuste, où les hommes les plus forts sont livrés aux appétits les plus bas, il est quasi-impossible de leur faire entendre raison. Leur parler de détachement et autre élévation d’esprit, c’est tomber dans le ridicule le plus grotesque.

Autre attitude intransigeante d’Abdelkader, en 1860, lors des évènements tragiques de Damas, c’est au péril de sa vie qu’il a pris la défense des chrétiens. Pour les musulmans de l’époque, l’attitude d’Abdelkader parut incompréhensible : comment un chef musulman réputé avoir combattu pendant quinze années des chrétiens mécréants prend-il aujourd’hui leur défense contre la volonté de ses frères de religion ? Certes, cela peut sembler étrange, mais quand on sait que le Coran condamne fermement la gratuité du crime, on comprend vite l’héroïsme intransigeant d’Abdelkader. Le droit à la vie passe au-dessus de l’appartenance religieuse, pour rétablir ce droit il n’hésita pas à donner de sa personne pour d’abord, restaurer la valeur de l’homme menacée de dérive fanatique obscure et aveugle, ensuite, honorer le principe coranique qui invite à protéger les faibles et les innocents, quelles que soient leur origine, leur confession ou leur race.

Devant la noblesse de cet esprit et les actes hautement significatifs pour la promotion des valeurs humaines entre les hommes, les autorités françaises sont restées muettes, indifférentes aux sollicitations de cet homme pourtant très sincère dans ses paroles et dans ses actes. Obnubilées par leur prétendue supériorité matérielle, offusquées par l’arrogance et le mépris séculaire envers le musulman, les dirigeants français considéraient comme nulle toute initiative venant de leur part, même celle émanant d’une personnalité de la stature d’Abdelkader ! Ce n’est pas que les français ne comprenaient pas ces gestes mais leur culture imbue de préjugés et d’à priori haineux les poussait à honnir le musulman considéré dans l’inconscient collectif français comme «fanatique et barbare».

Une parole sans faille

Tout le monde connait la droiture d’Abdelkader, le respect quasi-religieux qu’il avait pour la parole donnée, l’honneur et la considération pour les hommes de haut rang, sa sincérité, sa franchise, sa probité ont fait de lui une victime potentielle de la duperie. Car, en face de lui, tous les hommes, dirigeants ou subalternes, ont usé de malhonnêteté. Le caractère perfide de leur démarche n’a pas tardé à se révéler au grand jour. Prenons l’exemple de ce que les historiens colonialistes appellent avec fierté «reddition» alors qu’en réalité, Abdelkader n’a jamais eu l’intention de remettre les armes. Devant la traitrise manifeste de ses «amis» et à leur tête le sultan Abderrahmane, l’émir a préféré abdiquer, abdication ne veut nullement dire reddition. C’est le chef militaire de la province d’Oran, en l’occurrence le général Lamoricière qui est le premier à avoir remis les armes en envoyant son épée et son sceau à Abdelkader. Sur ce détail important, les historiens sont peu bavards, l’honneur français se doit d’être préservé, et ce n’est pas un détail aussi infime qui va l’entacher.

En faisant le choix d’arrêter le combat, Abdelkader a non seulement honoré la France en lui sauvant l’honneur d’être le vainqueur, mais par cet acte chevaleresque, il lui a signifié clairement l’incapacité de ses armées à le soumettre par les armes, ou du moins à le neutraliser malgré les immenses moyens dont disposait ces armées.

Autre détail très important, en lui accordant cet honneur, Abdelkader a lancé un autre message à la France dont le contenu subtile et fin n’a pas été entendu et encore moins compris : «Qu’en dépit des sentiments de haine et de mépris que les conditions de guerre ont créées entre nous, et par-delà les différences de race, de coutumes et de religion qui nous séparent, j’ai élevé le sentiment de fraternité humaine au-dessus de nos différences temporelles et appelé la France à s’impliquer entièrement dans la réalisation de cet idéal, afin que ce grand sentiment humain triomphe et s’accomplit dans l’universel».

La réponse, tout le monde la connait, c’est l’emprisonnement. Ce n’est ni la dignité ni l’honneur chevaleresque et encore moins la considération qui ont prévalu vis-à-vis de ce grand homme, mais la fourberie et le mépris caractéristique des autorités françaises de l’époque. En d’autres termes, peut-on traiter un homme de la stature d’Abdelkader avec tant de mépris ? Quand on sait que malgré les coups bas, la perfidie et la manigance pour le réduire, Abdelkader s’est élevé au-dessus de ces pratiques et a placé sa confiance en la France, autrement dit aux valeurs universelles comme la paix, la fraternité, la justice dont la France se défend ostensiblement d’être le champion invétéré.

Quant aux sentiments qu’Abdelkader éprouva à l’égard de la France, ils sont l’émanation de sa grande foi aux valeurs humaines. Abdelkader savait que les autorités françaises lui faisaient du tort, mais il refusait de répondre à l’offense par de l’offense, éludant par sa grandeur de tomber dans le piège sordide de l’imitation. Répondre à un adversaire qui plus est sournois et perfide, par une attitude similaire, c’est tomber très bas dans l’échelle des valeurs. Au contraire, il œuvrait à résorber le mal par la patience et le pardon. C’est fort de cette foi qu’Abdelkader s’est placé au-dessus des humeurs changeantes en veillant constamment à la promotion et la grandeur des nobles sentiments. En revanche, si la France a matériellement triomphé d’Abdelkader par le feu et le sabre, Abdelkader a quant à lui allègrement triomphé de cette nation par la ferveur, la hauteur d’esprit et le pardon. Dans ses rapports avec la France, Abdelkader a toujours manifesté une volonté d’ouverture, sur le plan individuel, ou sur le plan officiel, on sait que cette volonté s’est le plus souvent terminée par une amère déception, et quoique déçu, Abdelkader ne s’en est jamais pris à ceux qui l’ont trahi. Au contraire, il a toujours prêché l’amour et la modération et prié afin que les hommes, fascinés par leur puissance éphémère, prennent conscience de leur égarement et regardent le monde sous une autre dimension.

Abdelkader voulait tant exprimer son avis aux français qui n’ont pas tenus compte de sa parole et l’ont emprisonné sans aucune explication. Il voulait leur dire leur erreur, leur obstination à ne reconnaitre que leur «vérité». Leur violation délibérée de la parole donnée, leur manquement au respect de l’autre, leur mépris inqualifiable, leur prétendue supériorité. Une suprême occasion lui fut donnée lorsque la société asiatique par l’entremise de son président, lui demanda une contribution écrite, il rédigea alors sa fameuse «Lettre aux Français» (4). La lettre est certes adressée aux français, mais elle vise plus particulièrement les responsables politiques et militaires, ceux avec qui l’émir a négocié et établi des traités et qui par conséquent n’ont jamais été respectés par ces derniers.

Le français, un esprit prétentieux et fier

A ces messieurs, il leur adressa la lettre dont le choix du titre n’est pas fortuit, «Dh’ikra el’aaqil wa tenbih el ghaffil», littéralement cela se traduit par : «Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent». Le rappel est significatif du message cinglant qu’Abdelkader voulut adresser aux dirigeants français. «L’intelligent», c’est ce français prétentieux et fier qui pense avoir atteint un niveau de culture qui le prémunit de l’erreur et le prédispose à connaitre la vérité. A cet «intelligent», Abdelkader lui rappelle ses erreurs en lui signifiant son ignorance : «Sachez que l’homme intelligent doit considérer la parole et non la personne qui l’a dite», écrit-il avec un ton impératif, puis il ajoute par l’affirmative : «L’intelligent connait les hommes par la vérité, non la vérité par les hommes». (5)

Il est certain que la chose qui a le plus fait souffrir Abdelkader, n’est pas seulement le séjour en prison, mais le peu de crédit accordé à sa parole. Il ne manque pas de revenir sur la question en utilisant un ton et un langage qui montre combien cette question lui tenait à cœur. Alors, à ces dirigeants qui ont sous-estimé sa parole, il leur reproche leur étourderie en leur disant : «L’intelligent considère la parole non la personne qui la dite», cela sous-entend en fait que l’intelligent -ce qui n’est pas le cas des dirigeants français- analyse la parole en l’examinant dans sa forme puis dans son fond et surtout dans sa portée, et ce n’est qu’à partir de cette analyse qu’il comprendra la valeur de la personne selon l’échelle de sa grandeur ou de sa petitesse.

Mais cet «intelligent» français est têtu, il ne tient compte que de son opinion, cette opinion truffée de préjugés et d’à priori fustige le musulman et le considère comme foncièrement abominable. Il est donc tout à fait clair que l’erreur n’est pas dans la parole d’Abdelkader mais dans les jugements à priori que les dirigeants français ont des musulmans, tous les musulmans sans exception, y compris Abdelkader, tous des fanatiques cruels et barbares.

On tient à le répéter, dans la préface, Abdelkader adresse sa critique aux dirigeants français qui n’ont pas cru à sa parole. Une critique somme toute virulente où se profile l’amère déception de n’avoir pas été pris au sérieux. Abdelkader tente de cerner l’esprit de cet «intelligent» en visant son profil psychologique. Pour lui, la démarche de cet «intelligent» est semblable en tout à celle du vulgaire parce qu’il procède par ouï-dire. «Il accepte la parole de quelqu’un en qui il a une bonne opinion même si sa parole est fausse, il rejette par contre la parole d’une personne en qui il a une mauvaise opinion même si sa parole est vraie». Ce procédé, Abdelkader le qualifie comme «le pire de l’ignorance et du mal». (6)

Dans ce passage, Abdelkader tente d’expliquer l’attitude des dirigeants français à son égard par ce qu’il appelle opinion. Mais ce qu’il ne peut admettre en revanche, c’est le fait que ces dirigeants qui prétendent être savants n’arrivent pas à se défaire de cette opinion. C’est pourquoi il dirige sa critique contre ces français qui se disent savants en leur disant : «Le savant est celui qui saisit facilement la différence entre sincérité et mensonge dans les paroles, entre la vérité et la fausseté dans les croyances, entre le bon et le mauvais dans les actions, celui-là n’est pas savant pour lequel la vérité est cachée sous la fausseté, la sincérité sous le mensonge et le bon sous le mauvais et qui s’asservissent à un autre, adopte sa croyance et ses paroles, c’est là le propre des ignorants» (7).

Ce que vise Abdelkader par cette critique, c’est ce qu’on appelle suivisme et imitation aveugle. Il a du mal à croire que l’esprit français, qui plus est cartésien, imprégné qu’il est d’objectivité et d’analyse critique, se laisse emporter par l’opinion et le ouï-dire. Cette influence provient selon lui de l’héritage culturel que l’habitude et les coutumes ont fini par incruster dans les esprits. L’allusion est très nette à ce sujet quand il dit : «Imitant leur père, leur aïeul, leurs ancêtres dans ce qu’ils croyaient et trouvaient bon, renonçant à l’esprit d’examen, ils invitent les hommes à les suivre aveuglément, mais l’aveugle est-il fait pour guider les aveugles» ? (8)

Une culture de la haine et du mépris

Il est vrai que l’influence de la culture sur les hommes est capitale. L’exemple de la culture française est assez édifiant. On sait que sur le plan spirituel, la culture française se revendique de la culture gréco-romaine et du rite judéo-chrétien, elle a de ce fait joué un rôle de premier plan dans la sauvegarde de cette culture. Elle a lutté contre les invasions arabes et nourri le sentiment que les musulmans sont des barbares, ennemis jurés de la culture et de la liberté. Ce sentiment s’est accru avec l’avènement des idéaux de liberté et de progrès, il a été transmis aux générations futures par le travail de grands écrivains comme Montesquieu, Voltaire et, plus près de nous, Alexis de Tocqueville et autre Renan. La colonisation n’a fait que raffermir ce sentiment de haine et de mépris. Dans la foulée de cette littérature du mépris, il est peut-être utile de signaler l’exaltation de Victor Hugo qui déclarait à Bugeaud, la veille de son départ pour l’Algérie en février 1841 : «C’est la civilisation qui marche sur la barbarie, c’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit».

Il y a donc une bonne raison pour l’émir de dire : «Imitant leur père, leur aïeul, leurs ancêtres», il vise justement cet héritage culturel qui couve dans l’inconscient collectif français et qui se réveille au contact du musulman avec un déchainement de haine et de mépris toujours plus grand.

La réplique d’Abdelkader à l’égard de cette rancœur le mène à rappeler à ces français leur cruauté. Il ne manque pas de souligner le caractère ambivalent de leur discours qui d’une part, se dit civilisé et d’autre part agit à l’encontre de l’esprit civilisé. Les massacres collectifs perpétrés par le système de Barres si cher aux Bugeaud, Cavaignac, Pélissier et saint Arnaud, sont si présents dans la mémoire des algériens que l’on ressent un choc rien que d’y penser. Par euphémisme, l’émir évite d’en parler, mais en fait subtilement allusion. Il ne veut pas parler des idéaux de liberté, égalité, fraternité si fièrement scandés et outrageusement violentés par la sauvagerie des généraux d’Afrique. Car sitôt née, cette malheureuse devise fut brutalement enterrée dans les grottes du Dahra et les cruelles razzias du général Lamoricière. Que dire de plus si ce n’est l’orgueil frémissant qui peine à voiler ces horribles tueries par de douteux vocables de prospérité qui promettent beaucoup mais ne produisent rien de concret.

Dans son discours, l’émir ne cesse d’accabler les autorités françaises en les mettant face à elles-mêmes. Vous vous vantez «d’être savants et civilisés», leur dit-il, mais un savant se doit d’être respectueux et affable même envers ses ennemis. Si vous entendez par «civilisé» le progrès matériel, vous vous trompez foncièrement, car le vrai civilisé se caractérise par l’affermissement du progrès moral, ce qui n’est guère le cas chez vous, les vocables de barbares, de fanatiques, de sanguinaires, dont vous affublez les musulmans sont le produit d’un esprit bas et foncièrement vulgaire.

Ecoutons le discours de ce député qui déclare en 1846 devant l’assemblée nationale : «Vous avez affaire à des barbares qui ne font pas de prisonniers… Fanatiques et sanguinaires, ils procèdent par le meurtre et la mutilation».

Après «l’intelligent», c’est au tour de l’indifférent qu’Abdelkader s’adresse, c’est ce français orgueilleux qui compte sur les seules facultés de la raison et se déclare libre et émancipé vis-à-vis de la religion. En d’autres termes, cet indifférent est le français laïc qui rejette les valeurs religieuses et les considère comme rétrogrades puisque génératrices de régression. C’est cette foi absolue en la raison qui fait croire à ces hommes leur supériorité et les fait sombrer dans le mépris et le rejet de l’autre. Le drame de ces hommes est qu’ils sont embués par leur prétention et leur suffisance qu’ils ne peuvent hélas s’apercevoir de leurs erreurs puisqu’ils persistent dans leur délire moral d’être les meilleurs et de ne croire qu’aux richesses matérielles les plus basses, alors que les valeurs religieuses qui l’invite à aimer les autres, à les soutenir, à leur venir en aide lui paraissent comme ridicules et grotesques.

Il arrive très souvent que ce français orgueilleux se pare de religion et revendique son appartenance chrétienne en évoquant Jésus dans des calculs bas et emprunts d’opportunisme. Mais quand l’impératif religieux lui rappelle ses devoirs, ce même individu se dérobe et revendique son statut de civilisé oubliant par-là que Jésus, dans le sermon sur la montagne, a enseigné à ses fidèles les valeurs qui feront d’eux des hommes civilisés. «Aimez vos ennemis ! Leur dit-il, Bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent, afin que vous soyez enfant de votre père qui est dans les cieux… Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ?… Soyez donc parfaits, comme votre père qui est dans les cieux est parfait.»

Dans ces allusions allégoriques, Abdelkader laisse entendre une véritable leçon de morale à l’adresse de ces français «civilisés» qui ont pratiqués les pires cruautés sur le peuple d’Algérie. Devant ces crimes odieux qui vont à l’encontre du bon sens et la raison, Abdelkader qui n’est pas à proprement parler chrétien, mais musulman, a agi contrairement à eux, et en conformité avec le sermon sur la montagne. Il a fait du bien à ceux qui le haïssaient, il a pardonné à ceux qui l’ont trahi et persécuté, il a prié pour ceux qui étaient dans le doute et l’égarement, il a donné à ceux qui l’ont privé, de ce côté-là, il a été le digne enfant du «père». Autrement dit, il a été parfait comme le père qui est dans les cieux est parfait.

A. M.

*Professeur de philosophie

Documents :

La vie d’Abdelkader, introduction de Michel Habart p.34

La vie d’Abdelkader p.284

C’est fort inspiré du verset coranique conférant à Adam sa prééminence sur les anges, qu’Abdelkader voue un respect religieux à l’homme en tant qu’entité pensante. Dans le verset 31 sourate 2, Dieu ordonne aux anges de se prosterner devant Adam, et c’est dans cette prosternation qu’apparait la valeur accordée à l’homme par son créateur.

Lettre aux français est la traduction récente du livre d’Abdelkader faite par Michel Habart à son intitulé arabe ذكرى العاقل وتنبيه الغافل La première traduction de ce livre a été faite en 1852 par l’Orientaliste Gustave Dugat et intitulé « Rappel à l’intelligent avis à l’indifférent ».

Le livre d’Abdelkader p.7 et 8

Idem p.7-8-9

Idem p.9

Idem p.9-10

Source : Le Chélif

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