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Un scandale qui secoue l’eurocratie et au-delà. Rabat est le véritable cerveau du plan de corruption dans les institutions européennes
Le 9 décembre, ce qui est déjà l’une des plus grosses affaires de corruption jamais découvertes dans les institutions européennes a commencé publiquement. Et il l’a fait dans son centre névralgique : à proximité du Parlement européen. Plus précisément, au domicile d’Eva Kaili, eurodéputée socialiste grecque et vice-présidente du Parlement européen, et de son compagnon, Francesco Giorgi, conseiller parlementaire. Quinze autres perquisitions domiciliaires avaient lieu pratiquement simultanément dans différents quartiers de Bruxelles.
Parmi les personnes arrêtées jusqu’à présent figurent les deux cités, mais aussi Pier Antonio Panzeri (ancien député européen socialiste italien et actuel lobbyiste de l’ONG Fight Impunity), Luca Visentini (récemment élu secrétaire général de la Confédération syndicale internationale, poste qu’il a occupé jusqu’à puis dans la Confédération européenne homologue) et Niccolò Figà-Talamanca (responsable de l’ONG No Peace Without Justice). Ces derniers jours, des perquisitions ont eu lieu dans les chambres des parlementaires, avec de nombreux bureaux sous scellés et un nombre encore inconnu de députés, d’eurodéputés et d’assistants parlementaires impliqués.
Une opération menée par l’unité anti-corruption de la police belge, à la suite d’une enquête que les services secrets du pays, en coordination avec leurs homologues d’au moins cinq autres pays européens, avaient ouverte depuis le début de l’année 2021. Comme dans de nombreux autres pays, les services secrets belges est interdit (au moins formellement) d’enquêter sur les partis politiques ou les élus. Sauf si vous croyez qu’il y a un risque pour la sécurité nationale. Comme dans cette affaire, où les indices pointaient vers une prétendue « ingérence étrangère » dans les processus décisionnels législatifs.
Selon le journal flamand De Staandard, des agents des services de renseignement belges sont entrés secrètement au domicile de l’ancien député européen italien Panzeri en juillet, où ils ont trouvé 700.000 €. Cette découverte a déclenché une enquête de la justice belge sur ce qui est déjà l’un des plus gros scandales de l’histoire des institutions européennes. Aujourd’hui à Bruxelles, quelqu’un se souvient de ce mois de mars 1999 au cours duquel toute la direction de la Commission européenne, dirigée par Jacques Santer, a démissionné en bloc, impliquée dans divers complots de corruption.
La nouvelle de l’arrestation de la vice-présidente Eva Kaili et la scène hollywoodienne de son père surpris en train de s’enfuir avec des sacs de sport remplis de billets de banque ont surpris le Parlement européen, alors qu’il s’apprêtait à tenir sa dernière session plénière de l’année à Strasbourg. Avant les vacances de Noël. Mais au-delà de cet épisode précis, ce qui n’a pas tant surpris dans les cercles de l’eurocratie à Bruxelles, c’est le fait qu’un Etat étranger (ou plus) ait tenté d’influencer le travail des parlementaires européens.
Bruxelles est la deuxième ville au monde avec le plus grand nombre de groupes de pression enregistrés. Il n’est pas rare de les voir faire la queue pour entrer au Parlement, arpenter ses couloirs ou prendre un café avec un député européen. La longue histoire de leur présence et de leur activité dans les institutions européennes a fini par les normaliser, à l’intérieur comme à l’extérieur des couloirs. Aujourd’hui, ils sont une partie supplémentaire de l’écosystème de l’Eurocratie de Bruxelles. Surtout ceux qui représentent des entreprises privées. Mais ce ne sont pas les seuls lobbys.
Les missions diplomatiques et les ambassades ont tendance à passer, du moins jusqu’à présent, beaucoup moins inaperçues des médias et du public. Et cela malgré le fait que leur présence et leurs activités de lobbying se sont progressivement accrues. Et dans cette autre ligue des gouvernants lobbyistes, la délégation marocaine se distingue par son agenda diplomatique particulièrement actif et agressif au Parlement européen, notamment dans sa poursuite de la défense et du renouvellement de l’occupation illégale du Sahara Occidental. Et, comme nous l’avons déjà vu, le Qatargate commence à Doha mais désigne directement Rabat comme le véritable cerveau du plan de corruption dans les institutions européennes.
Dans le contexte actuel de crise de légitimité et de gouvernance mondiale des organisations multilatérales, les déclarations, auditions et/ou résolutions du Parlement européen sur des questions internationales, aussi déclaratives soient-elles, acquièrent un impact significatif dans les pays tiers. Cela a suscité l’intérêt de nombreuses dictatures, avec beaucoup d’argent et peu de scrupules, à essayer d’utiliser le Parlement et les eurodéputés pour recycler leur image publique internationale ou, du moins, pour atténuer les critiques qui pourraient sortir de l’Eurochambre. Ainsi, de nombreux groupes ont fleuri ces dernières années l’amitié des eurodéputés avec les riches autocraties du Moyen-Orient ou avec des pays sous le feu des projecteurs pour les violations des droits de l’homme comme le Maroc ou Israël.
Au-delà du fait que, en réalité, ces groupes n’ont aucune sorte de formalité parlementaire, ni de contrôle ou de contrôle public, la vraie question est de savoir quelle motivation politique un fonctionnaire trouve-t-il pour appartenir à un groupe d’amitié avec une autocratie médiévale qui emprisonne les homosexuels, interdit les partis et les syndicats, ne protège pas les femmes et viole systématiquement les droits de l’homme et les libertés démocratiques ? Etant donné qu’il existe des doutes sérieux sur le fait que les prétendues tentatives de corruption du Qatar ou du Maroc soient circonscrites à une seule formation politique, les socialistes, ou seulement à une poignée de députés européens, il ne pouvait être exclu que l’enquête en cours fasse apparaître de nouveaux noms de celle-ci et d’autres institutions européennes, en particulier la Commission européenne. En fait, les projecteurs sont actuellement braqués sur le commissaire européen et vice-président de la Commission.
Un autre signe que ce scandale pourrait déborder sur bien d’autres domaines est le silence tonitruant que maintiennent d’autres grands groupes du Parlement européen. Le Parti populaire européen n’a que timidement menacé d’isoler le groupe socialiste dans son ensemble. C’est peut-être parce qu’ils ne savent pas s’ils sont impliqués dans ce scandale ou dans d’autres scandales faisant l’objet d’une enquête. Mais aussi parce qu’ils sont les premiers intéressés à ne pas alimenter un incendie qui pourrait incendier une colocation actuellement disputée. Mieux vaut pointer du doigt quelques pommes pourries que supposer que nous sommes face à un problème structurel : un cadre institutionnel opaque loin du contrôle citoyen qui favorise ce type de pratique.
Et c’est là que s’ouvre un passage vers un champ de bataille beaucoup plus profond : ceux qui ont traditionnellement défendu un modèle fédéral européen, dirigé par une Commission et un Parlement de plus en plus compétents et puissants, ont fondé leur pari sur le fait que les institutions européennes sont une garantie non seulement contre les nationalismes, leur égoïsme et leur bellicisme, mais aussi contre les pratiques corrompues qui imprègnent les États-nations traditionnels. Des démocrates-chrétiens à une grande partie des néo-progressistes, en passant par les libéraux, les verts et les sociaux-démocrates, un scandale de ce type frappe la ligne de flottaison de la légitimité de leur conception de la construction du projet européen. Mais il existe d’autres modèles qui attisent les braises pour que la flamme grandisse. Orban lui-même ou Le Pen ont déjà souligné depuis le début du scandale l’hypocrisie d’une Bruxelles corrompue qui cherche à contrôler les Etats membres, faisant référence aux allégations de corruption et de violation de l’Etat de droit contre la Hongrie. Depuis les différentes extrêmes droites qui habitent le Parlement européen, jusqu’aux secteurs en voie de radicalisation de la famille populaire européenne, ces dernières années se prépare une mutation des positions eurosceptiques vers un euro-réformisme dans une clé conservatrice qui, étant donné la montée de ses positions dans les différents députés et dans le Parlement lui-même se demandent : pourquoi détruire une UE que nous pouvons co-gouverner ? Mais, bien sûr, pas dans ce format fédéral typique du néolibéralisme progressiste. L’UE des droits est l’Union de ses États, la fameuse Europe des patries de de Gaulle. C’est-à-dire un modèle intergouvernemental plus conforme aux États-Unis d’Europe qu’à l’Union européenne des États. Un modèle dans lequel les gouvernements nationaux conserveraient l’essentiel des pouvoirs et se coordonneraient entre eux par l’intermédiaire du Conseil européen, sans céder la souveraineté à une Commission ou à un Parlement qui est identifié comme le mondialisme pervers de l’Europe par l’Internationale réactionnaire du Vieux Continent.
La nouvelle droite en vogue ne veut plus rompre ou quitter l’UE, mais elle veut rompre avec une manière jusqu’alors hégémonique de construire le projet européen. Leur problème n’est pas l’UE, mais Bruxelles cette version européenne du nouvel ordre mondialen proie à des politiciens corrompus et privilégiés qui, égocentriques comme ils le sont dans leur bulle eurocratique, ne connaissent pas la réalité des peuples d’Europe. Et un scandale comme le Qatargate ouvre une porte juteuse pour réduire les pouvoirs du Parlement européen et, par coïncidence, de ces dispositifs ennuyeux tels que les résolutions sur les urgences en matière de droits de l’homme dans le monde qui pourraient contrarier un allié lointain. Ainsi, avec l’excuse de l’ingérence étrangère résultant du Qatargate, le PPE [gruppo popolare europeo] lors de la dernière session plénière à Strasbourg, il a reproposé sa vieille intention de mettre fin aux déclarations urgentes sur les droits de l’homme faites par le Parlement.
Et la gauche en attendant ? Eh bien, malheureusement, c’est sans plan. Nous critiquons la corruption et avons été à l’avant-garde de la lutte contre ce scandale et d’autres. Et nous continuons à tirer le fil pour que cela ne reste pas dans une affaire du Qatar, du Maroc et d’une poignée d’accusés, mais dénonce plutôt le fonctionnement opaque et anti-démocratique de l’ensemble des institutions européennes et d’une architecture institutionnelle au niveau service de l’élite et de ses intérêts. Cependant, de la gauche, nous n’avons toujours pas de discours clair sur l’Europe que nous voulons et sur ce qu’il faut faire de l’UE. Avec ceci ou avec tout autre possible. Autant de challenge que peu de stratégie.
C’est pourquoi, lorsque ce genre de scandales de corruption ouvre des fenêtres d’opportunité pour ces autres batailles plus profondes, nous avons l’impression de jouer avec nos cartes marquées et le plafond très bas. Il nous manque une discussion stratégique pour que toute chance de marquer un point ne nous prenne pas hors-jeu. Sinon, nous risquons de devenir un simple acteur qui critique la corruption, les abus de pouvoir et son impunité, mais qui n’a pas d’idées fortes pour cette autre Europe possible, seulement quelques propositions pour apporter des changements concrets. Et pour ce faire, il existe déjà de bons groupes de pression pour la transparence ou des groupes comme les écologistes. Que le Qatargate serve à tirer la ficelle qui remet en cause le modèle antidémocratique de l’UE, mais aussi à tirer les oreilles de la gauche pour qu’une fois pour toutes, nous nous asseyions et réfléchissions à quelle autre Europe nous voulons et comment nous la construisons.
par Miguel Urban
Anticapitalistas MEP – Groupe de gauche au Parlement européen – GUE/NGL
Source : Spark Chronicles via Marocleaks
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