Commentaire sur le livre “J’étais un musulman français” où un écrivain revient sur les tensions internes de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie
La force du mémoire de Mokhtar Mokthtefi réside dans l’invitation qu’il propose au lecteur de vivre les enjeux personnels au centre de toutes les luttes collectives.
À la fin des années 1940, avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les tensions montaient dans la colonie française d’Algérie. C’est durant cette période que Mokhtar Mokhtefi est admis dans un prestigieux internat français, Duveyrier, à Blida, en Algérie, non loin de chez lui. Des salles de classe de cette école, il apprend les principes philosophiques et politiques qui sous – tendent la gouvernance française: Liberté , Égalité , fraternit é . Au cours de ses week-ends à la maison avec sa famille et ses amis, il sera témoin de diverses injustices perpétrées sous la domination coloniale française qui sapent ces mêmes principes. Mémoires de Mokhtefi, J’étais un musulman français : Souvenirs d’un combattant de la liberté algérien, relate l’expérience formatrice d’habiter ces réalités juxtaposées. Son récit détaillé de ses observations de première main sur les hypocrisies du colonialisme français met en lumière le processus par lequel les citoyens algériens moyens se sont finalement regroupés dans la lutte pour l’indépendance.
Le livre commence avec l’arrivée de l’auteur dans une école préparatoire française, où il deviendra le premier membre de sa famille à recevoir une éducation au-delà de l’école primaire. L’écriture de Mokhtefi dans cette première section est autant une histoire de passage à l’âge adulte que l’histoire de ses efforts scolaires et de son exposition aux mouvements de résistance algériens. Alors qu’il découvre l’environnement qui l’a produit, le jeune garçon lutte également pour se sentir comme un étranger dans un espace qu’il ne comprend pas complètement. Dans un passage particulier, la perception qu’a le garçon de son extérieur se manifeste par quelque chose d’aussi simple que son absence de pyjama :
Après être allé au cellier à chaussures, au dressing et à la salle de bain, je me rends compte que tous les Algériens sont en pyjama, je suis le seul à ne pas le faire. Quand je mets ma gandoura , le regard terrifié d’un voisin, le regard dédaigneux d’un autre, font froid dans le dos. Tout d’un coup, je me sens comme un étranger, un intrus. Mortifié, je me mets sous les couvertures et laisse couler les larmes. J’en veux à ces garçons mais aussi à mon père qui a refusé de m’acheter un pyjama, le vêtement qui m’aurait aidé à m’intégrer dans ce milieu. Je sais que les pyjamas sont portés par des personnes qui ont « évolué », qu’ils signalent la modernité.
Mokhtefi révèle non seulement l’humiliation qu’il a ressentie, mais aussi la perspective française qu’il a intériorisée – qu’il n’a pas « évolué ». L’âge avancé de l’auteur au moment de la rédaction des mémoires lui offre un regard rétrospectif et le recul nécessaire pour relire sa propre adolescence et donner un sens à des moments formateurs comme celui ci-dessus.
La deuxième partie (le récit est divisé en trois parties) est un regard granulaire sur les luttes auxquelles est confronté le jeune nationaliste moyen à l’aube de la guerre. Intitulée « Awakening », cette section tient sa promesse d’illustrer comment Mokhtefi a lutté et finalement rejoint les mouvements indépendantistes. A ce stade, le jeune homme passe son temps à rallier le soutien des étudiants à la cause nationaliste. Il passe son temps libre à débattre des contours des efforts révolutionnaires avec des amis et collègues avant de finalement conclure que le Front de libération nationale (FLN) représente l’avenir de sa nation, illustré dans cet échange :
Je réponds : « La proposition en trois étapes qui est avancée – « Cessez-le-feu, élections, négociations » – est certainement inacceptable. »
“Je suis totalement d’accord avec vous.”
Je poursuis : « L’Algérie doit aller de l’avant, comme le Maroc et la Tunisie, dans des négociations qui reconnaissent nos droits à l’indépendance.
« Le problème est plus complexe, note-t-il. « Ni le Maroc ni la Tunisie n’ont neuf cent mille Français sur leurs terres. Compte tenu de la diversité de la population, on pourrait envisager une Algérie indépendante en association avec la France.
« Ferhat Abbas a proposé cette formule il y a dix ans, précise-je, et comme vous le savez, il vient de rejoindre le FLN au Caire.
Les mémoires rappellent que le chemin de l’indépendance était incertain, obligeant les jeunes nationalistes, qui partageaient des objectifs indépendantistes mais qui n’arrivaient pas toujours à se mettre d’accord sur la manière d’accéder à l’indépendance ou sur la gouvernance à structurer après l’indépendance, à œuvrer pour trouver des terrain et compromis. Les divergences d’opinion entre nationalistes ont souvent conduit à des luttes internes et des individus comme Mokhtefi ont été constamment mis au défi de concilier la diversité d’opinions avec leurs propres objectifs.
Dans la troisième et dernière partie, Mokhtefi réussit à enrôler et à rejoindre les rangs des soldats qui quittent leurs familles pour le maquis, un groupe de résistants qui allait finalement provoquer la Révolution algérienne. Il apprend à faire fonctionner les équipements télégraphiques et à transcrire le code Morse utilisé par les combattants de la liberté, mais non sans remarquer comment les militants ont assemblé une image miroir des forces militaires françaises :
Autant je suis ravi de découvrir, le matin de mon arrivée, que le centre [d’entraînement] ressemblait à une petite caserne militaire, autant cette caricature d’un exercice pris à l’armée ennemie est grotesque. Afin d’apparaître militairement, Hassani élargit son torse, salue avec des gestes rapides et parle avec force. Quelque part entre le faux dur à cuire et ce caporal qui marche et agit avec gêne, le sergent a l’air mal à l’aise.
Le reste du livre suit le parcours de Mokhtefi alors qu’il se jette avec ses énergies dans la lutte pour l’indépendance algérienne tout en restant observateur et critique des choix faits par les dirigeants autour de lui. Les mémoires se terminent par un dernier moment formateur à la fois dans sa propre maturité et dans l’histoire algérienne : la cristallisation de l’indépendance.
Sorti pour la première fois en français en 2016, le mémoire est loin d’être le premier récit autobiographique écrit par un combattant de la liberté algérien. La force de ce parcours de passage à l’âge adulte, sur fond de lutte pour l’indépendance, réside dans l’invitation qu’il propose au lecteur de vivre les enjeux personnels au centre de toutes les luttes collectives.
Words without Borders, novembre 2021
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