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Par Tarek Benaldjia
Les migrants… une carte de pression marocaine sur l’Europe dans la bataille pour la souveraineté sur le Sahara Occidental. Les événements des 17 et 18 mai à la frontière de Ceuta n’étaient pas la première fois que le Maroc utilisait des migrants pour faire pression sur l’Espagne. Ces derniers mois, les îles Canaries espagnoles ont également connu une vague d’immigrants en provenance du Maroc et d’autres pays africains. La stratégie marocaine est similaire à celle poursuivie par la Turquie, qui utilise également la menace de laisser entrer les migrants dans l’Union européenne comme levier dans ses négociations avec Bruxelles.
Le CNI attribue la crise de Ceuta au “discours agressif” de Rabat sur le Sahara Occidental. Les services de renseignements espagnol ont conclu que l’entrée de milliers d’immigrants faisait partie de la stratégie de “pression” du Maroc pour que Madrid reconnaisse sa souveraineté sur l’ancienne colonie.
Le 18 mai de l’année dernière, le gouvernement espagnol a tenté de faire face à la crise provoquée par l’entrée, depuis la veille, de milliers d’immigrants irréguliers à Ceuta face à la passivité des autorités marocaines. La situation a déclenché les alarmes au sein du gouvernement et le président, Pedro Sánchez, s’est rendu d’urgence dans la ville nord-africaine, où l’armée avait été déployée pour aider la police nationale et la garde civile, submergées par le flot de personnes qui traversaient la frontière. Ce jour-là, le Centre national de renseignement (CNI) a rédigé un rapport « réservé » de quatre pages, qu’il a envoyé à Sánchez et à d’autres membres de son exécutif. Il y analysait l’état à cette époque des “relations” avec le Maroc “après l’accueil” en Espagne, un mois plus tôt, de Brahim Gali, chef du Front Polisario et président de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), pour être soigné pour une infection covid grave.
Le document, auquel EL PAÍS a eu accès, encadre cet afflux massif d’immigrants dans le “discours agressif” avec lequel Rabat voulait que Madrid change sa position sur la question du Sahara occidental. Et il souligne que le Maroc a tenté “d’impliquer directement le président du gouvernement”. Un deuxième rapport du CNI, daté du 24 juin, insiste sur la même idée en concluant que l’objectif était “de faire pression sur le gouvernement espagnol pour qu’il adopte une position favorable au Maroc dans le différend sur le Sahara Occidental”. En mars, 10 mois après la crise de Ceuta, Sánchez a abandonné la position traditionnelle de neutralité de l’Espagne dans le conflit du Sahara, maintenue pendant 47 ans, et s’est rangé du côté de Rabat, considérant sa proposition d’autonomie pour l’ancienne colonie « comme la plus sérieuse, réaliste et crédible base de résolution du litige ».
Peu de temps après cette dernière annonce, on a appris qu’en pleine crise de Ceuta, les téléphones portables de Sánchez lui-même, du ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska ; de la chef de la Défense, Margarita Robles, et de la chef des Affaires étrangères de l’époque, Arancha González Laya — qui quittera l’exécutif en juillet suivant — avaient subis des attaques avec le programme d’espionnage Pegasus. L’organisation non gouvernementale Amnesty International avait déjà accusé le Maroc à l’été 2021 d’utiliser ce virus informatique pour espionner 50 000 téléphones, dont celui du président de la France, Emmanuel Macron. Rabat a toujours nié avoir utilisé Pegasus. Le tribunal national enquête depuis un mois sur qui est derrière les attaques contre Sánchez et ses ministres.
Dans le rapport du 18 mai, le CNI analyse l’évolution de la politique étrangère marocaine dans les mois précédant la crise de Ceuta. Il ressort qu’elle s’était attachée à faire en sorte que le président américain, Joe Biden, maintienne la reconnaissance de la souveraineté de Rabat sur le Sahara que son prédécesseur, Donald Trump, avait concrétisée en décembre 2020. Le document ajoute qu’après avoir considéré cet objectif atteint, Rabat avait adopté “un discours agressif visant à ce que d’autres pays suivent cette décision ou révisent leur position” sur l’ancienne colonie espagnole.
“Cependant -le document recueille-, dans le cas de l’Espagne, la position marocaine avait été maintenue dans le cadre d’une relation marquée par la compréhension et la coopération”, une situation qui a changé lors de l’arrivée, le 18 avril, de Gali à un hôpital à Logrono. Les services secrets soulignent que Rabat est passé de considérer cet événement comme “une opportunité de discréditer le leader du Front Polisario, à gérer cette situation comme une ‘magnifique opportunité’ pour obtenir de plus grandes concessions de notre pays dans la sphère bilatérale”.
Une stratégie menée par Mohamed VI
Pour ce faire, ajoute le CNI, le Maroc a initié “une stratégie parfaitement planifiée et dirigée depuis les plus hauts niveaux du pouvoir” et, plus précisément, par le roi Mohamed VI. “Le monarque marocain a été directement impliqué dans la stratégie en considérant que la décision espagnole a été approuvée par plus hauts niveaux de décision politique dans notre pays et jugé les explications reçues insuffisantes », souligne le service secret. Le rapport souligne qu’à l’époque les autorités de Rabat considéraient déjà que Berlin et Madrid avaient “négativement” influencé leurs aspirations à obtenir plus de soutien au sein de l’UE pour leur position sur la question sahraouie. Pour le Maroc, “la proximité de l’Espagne et sa position” constituaient “l’un des principaux obstacles à l’exercice de sa souveraineté sur l’ensemble du territoire du SO [Sahara occidental]”.
Le document désigne Fouad Alí el-Himma, conseiller du roi Mohamed VI (avec qui il est ami depuis l’enfance) et fondateur du Parti de l’authenticité et de la modernité, le deuxième plus voté aux élections de 2016 et 2021, comme le planificateur de El-Himma a partagé une table avec Pedro Sánchez en avril à l’iftar (le repas qui clôt le jeûne du ramadan) organisé par Mohamed VI et qui symbolisait la fin de la crise diplomatique. Aux côtés de ce conseiller du monarque, le CNI place le ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, et les responsables de la Direction générale des études et de la documentation (DGED, le service de renseignement extérieur dépendant des Forces armées marocaines) , Yassin Mansouri, et de la Direction générale de la surveillance du terrorisme (DGST, le service secret intérieur), Abdellatif Hammouchi.
La CNI les tient également pour responsables de “diverses actions d’influence” sur les réseaux sociaux, les médias et les tribunaux. Parmi ces dernières, la réactivation de deux procédures devant la Haute Cour nationale contre le leader du Front Polisario qui avaient été mises au placard pendant un certain temps se démarque. Le rapport leur attribue également la prétendue tentative d’introduire le débat sur l’opportunité de recevoir Gali au Congrès par des questions écrites de députés espagnols – entre mai et juin de cette année-là, Vox a présenté près de cinquante de ces questions, un nombre bien supérieur à celle du PP, la deuxième formation la plus active en ce sens —, ainsi qu’en Europe « par l’intermédiaire d’un eurodéputé français », qu’il n’identifie pas.
Le rapport souligne que le Maroc a maintenu cette stratégie jusqu’au 10 mai 2021 “approximativement”, date à laquelle il a entrevu la possibilité que Gali quitte l’Espagne sans qu’aucune action en justice ne soit intentée contre lui, comme cela s’est finalement produit trois semaines plus tard. À ce moment-là, le Maroc a changé de stratégie et l’a recentrée sur la migration irrégulière. Le CNI souligne que jusqu’au 16 mai de l’année dernière “il n’y avait pas eu de changement évident en termes de collaboration bilatérale” sur cette question. Cependant, coïncidant avec la fin du ramadan, il affirme qu’il a commencé à se répandre « parmi la communauté migrante subsaharienne que les FCS [Forces et corps marocains de sécurité] allaient retirer les contrôles sur la côte nord. Cela a provoqué la tentative de départ de plusieurs bateaux des côtes de Tanger et l’arrivée à Ceuta de migrants qui ont nagé toute la journée du 17 mai.
Itinéraire depuis Rabat
Le CNI n’hésite pas à affirmer que la police marocaine a reçu des instructions de Rabat “d’assouplir la surveillance dans la bande côtière de Larache à Saïdia [plus de 200 kilomètres]” et que les autorités des communes de la zone “ont instruit les chauffeurs de taxi et propriétaires de moyens de transport à mettre leurs véhicules à disposition pour le transfert des immigrés subsahariens pour les emmener vers la périphérie de Ceuta ». Il a également averti que quelques jours plus tôt, le 15 mai, les autorités marocaines avaient donné “des instructions pour laisser passer les bateaux d’immigrants vers les côtes espagnoles”. Dans le même temps, la présence policière marocaine a disparu au poste frontière d’El Tarajal, “ce qui a facilité l’entrée simultanée de dizaines d’immigrés, notamment des jeunes”. Au moins 10 000 personnes, dont de nombreux mineurs, ont traversé la frontière de manière irrégulière à cette époque.
Le CNI affiche sa conviction qu’à partir de ce moment, Rabat allait “maintenir comme ligne d’action prioritaire l’adoption de nouvelles mesures souverainistes dans le Sud-Ouest [Sahara Occidental]”. Et il pointe la possibilité qu’elle ait provoqué des incidents qui “rouvriront le débat sur les zones de chevauchement entre les eaux sahraouies et les îles Canaries”. Le parlement marocain avait déjà approuvé en janvier 2020 deux lois qui étendaient la zone économique exclusive sur les eaux du Sahara occidental à 200 milles nautiques, ce qui n’est pas reconnu internationalement. Les services secrets espagnols n’excluent pas non plus que Rabat ait promu “des actions pour tenter de prendre le contrôle de l’espace aérien sahraoui, actuellement sous contrôle espagnol”.
Le document prédit que Rabat tiendrait à partir de ce moment “un discours dur et inamical lorsqu’il aborderait les questions les plus délicates pour l’Espagne”, comme la réouverture des frontières terrestres de Ceuta et Melilla, qui étaient fermés depuis plus d’un an en raison de la pandémie et n’ont rouvert que le 17 mai. Les services de renseignement espagnols rapportent également que le ministre Bourita avait recommandé “de continuer à maintenir une montée progressive de la pression” sur l’Espagne. Et il souligne comme “très probable” que Rabat a appelé son ambassadrice à Madrid, Karima Benyaich, pour des consultations, qui ont eu lieu le jour même de la rédaction du rapport.
Pour le CNI, dans la crise, il s’agissait de “déterminer le poids qu’a la composante personnelle de Mohamed VI”. Le document conclut en soulignant qu'”il ne peut être exclu que Rabat laisse au second plan les conséquences pour les relations bilatérales et décide de maintenir son escalade de tension, sans pour autant poursuivre des objectifs précis au-delà de l’écoute des instructions du monarque”.
La CNI et l’ambassade du Maroc en Espagne ont refusé de commenter le contenu de ce document.
JOSE BAUTISTA OSCAR LOPEZ-FONSECA
EL PAIS, 06/06/2022
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