Mohammed VI exhibe son voilier de 88 millions € en pleine vague de la migration marocaine
Ignacio Cembrero
Le roi Mohammed VI et sa famille se livrent à une exhibition de luxe maritime , alors que l’émigration clandestine marocaine par voie maritime vers l’Espagne explose
Une centaine d’invités se sont retrouvés dimanche à bord du «Badis 1», le nouveau navire du roi Mohammed VI ancré devant la résidence royale de Rincon, sur la côte nord du Maroc. Le souverain avait invité les familles riches de Casablanca et de Rabat à l’inauguration de ce voilier de 70 mètres de long, l’un des dix plus grands au monde. Ils ont dû marcher pieds nus pour que la semelle noire de leurs chaussures ne salisse pas la couverture immaculée.
Ces riches invités ont dû se rendre à deux reprises à Rincon – que les Marocains appellent M’diq – près de Tétouan après que, le samedi, jour prévu pour la cérémonie, ont été expédiés dans leurs plus beaux vêtements sans explication, selon l’un des invités. . Ils revinrent le lendemain et, cette fois, le roi était là pour les recevoir, accompagnés de ses fidèles amis les frères Azaitar, trois boxeurs allemands d’origine marocaine avec lesquels il passe le plus clair de son temps.
Ce voilier moderne, baptisé du nom que les Marocains donnent au Peñón de Vélez de la Gomera sous souveraineté espagnole, est le cadeau que s’est offert Mohammed VI pour le 20e anniversaire de son intronisation. Il vient s’ajouter à la goélette El Boughaz 1 – de 62 mètres de long lancée en 1930 mais restaurée – qu’il tient depuis 17 ans. Combien avez-vous payé pour cela? L’hebdomadaire Tel Quel de Casablanca a découvert que son précédent propriétaire, le milliardaire américain Bill Duker, l’avait mis en vente pour 88 millions de dollars. Le prix de la transaction n’a pas été confirmé car, comme à l’accoutumée, le palais royal n’a pas communiqué à ce sujet.
Alors que Mohammed VI accueillait ses invités à bord, son fils, le prince héritier Moulay Hassan, âgé de 16 ans; sa fille, Lalla Khadija, 12 ans, et son ex-épouse, la princesse Lalla Salma, étaient également en vacances à l’autre bout de la Méditerranée, selon des informations parues dans la presse grecque. Le 7 juillet, ils sont partis de l’île d’Esquíatos à bord du yacht «Serenity», a bord duquel ils ont fait une croisière de 10 jours sur la mer Égée. La location de ce bateau de luxe coûte entre 550 000 et 600 000 euros par semaine, chiffre révélé par la presse grecque et repris par certains médias marocains.
Épidémie migratoire
Cette étalage de luxe maritime a coïncidé avec la divulgation de statistiques, généralement confidentielles, sur la croissance de l’émigration clandestine marocaine par voie maritime en Espagne. En 2018, les Marocains représentaient un peu moins de 22% des 57 498 «harragas» – les «sans-papiers» étant appelés au Maghreb – qui ont atteint les côtes espagnoles à bord de 2 109 navires. Bien qu’au premier semestre de 2019, le nombre total d’immigrés en situation irrégulière ait diminué de 27%, la proportion de Marocains est passée à 29,9%. En mai, ils ont même atteint un record de 48,08%.
Ces chiffres ne sont pas collectés sur le site du ministère espagnol de l’Intérieur, qui refuse de fournir le décompte des arrivées par nationalités, selon des sources de ce département, afin de ne pas nuire à la sensibilité des autorités de Rabat à révéler l’épidémie migratoire dont souffre le Maroc. Le ministère de l’Intérieur communique les données qu’il recueille chez des organisations internationales telles que Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, qui les transmet à son tour à la Commission européenne.
Ces statistiques, rassemblées dans un rapport du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) du 9 juillet, ne tiennent compte que d’une partie du phénomène migratoire marocain. Lorsque des immigrants subsahariens débarquent sur les plages andalouses, ils se laissent arrêter car ils savent qu’après deux mois d’emprisonnement au moins, ils ne risquent probablement pas d’être expulsés. D’autre part, 36% des harragas marocains et 32% des algériens arrêtés à leur arrivée ont été rapatriés en 2018. Lors de leur débarquement, ils tentent d’éviter les forces de sécurité. Combien le font? Il n’y a même pas d’estimation.
S’ajoutent à tous ceux qui franchissent légalement les frontières de l’Espagne mais qui restent dans le pays à l’expiration de leur contrat de travail. L’exemple le plus frappant est celui des 15 000 travailleurs saisonniers marocains embauchés en 2017 pour la collecte de fraises à Huelva. 17% ne sont pas revenus, selon une enquête de l’agence EFE publiée en octobre dernier, alors que le retour est une condition indispensable pour percevoir une partie du salaire retenu.
L’Espagne est la principale porte d’entrée des Marocains vers l’Europe, mais ce n’est pas la seule. “Les migrants marocains qui arrivent en Libye confirment que la liaison aérienne entre le Maroc et l’Algérie, puis la liaison terrestre entre la Libye et la frontière qui est toujours active”, indique le rapport européen du SEAE.
“Nous avons ouvert les portes”
De plus en plus de Marocains veulent quitter leur pays. Le baromètre du monde arabe publié à la fin du mois de juin par la BBC indique que 44% souhaitent émigrer, soit 17% de plus qu’il y a trois ans, mais que ce pourcentage atteint 70% chez les jeunes de moins de 30 ans. En outre, près de la moitié des Marocains aspirent à un changement politique rapide dans leur pays, le taux le plus élevé de tous les pays arabes interrogés par le réseau britannique (l’Algérie n’a pas autorisé la BBC à interroger son opinion publique).
Les autorités marocaines tentent de mettre un terme, surtout depuis février, à l’émigration des Subsahariens vers l’Europe. Mais ils ne montrent pas la même détermination à arrêter leurs citoyens. Les données traitées par Interior montrent, mais également les témoignages de certains «harragas», notamment des Rifains, qui expliquent à la police à quel point il a été facile de mettre le cap sur l’Espagne. “Ils nous ont presque ouvert les portes”, confirme un jeune homme qui vient de quitter un centre de détention pour immigrés et préfère rester anonyme car il craint d’être renvoyé.
Les autorités marocaines facilitent l’émigration de leurs ressortissants en Espagne: “Elles ont presque ouvert les portes”
“La prochaine révolte arabe aura-t-elle lieu au Maroc, après le Soudan et l’Algérie?” s’est interrogé la BBC lors de l’analyse des résultats du chapitre marocain de son sondage. La question devient plus importante après cette exhibition de luxe maritime à Rincón et dans la mer Égée, tandis que d’autres Marocains traversent cette même mer à bord de bateaux fragiles. Plus de 200 immigrants, principalement des Africains subsahariens, mais aussi une poignée de Marocains, se sont noyés cette année alors qu’ils se rendaient en Espagne, selon Frontex et l’Organisation internationale pour les migrations.
Des scandales royaux
La presse marocaine est discrète lorsqu’il s’agit de traiter l’ostentation de la famille royale et les médias audiovisuels ne le mentionne pas non plus. Les journaux numériques ne traitent guère du phénomène migratoire. En revanche, les réseaux sociaux fonctionnent à plein régime. Les commentaires scandalisés abondent, parfois parsemés d’insultes, tandis que les plus prudents se vouent à la comparaison du prix estimé du voilier avec certains éléments des budgets de la santé et de l’éducation publique au Maroc.
L’image de la monarchie est à nouveau endommagée, comme il y a quelques années, avec les longs séjours du roi à l’étranger – il a passé presque 6 mois hors du pays – ou avec une montre d’une valeur supérieure à 1 million d’Euros qu’il portait au poignet l’été dernier. Sera-t-il suffisant que le Maroc suive le schéma du Soudan ou de l’Algérie comme s’est demandé la BBC? ce qui est sûr, c’est qu’un grand nombre de Marocains suivent presque à la minute ce qui se passe dans l’Algérie voisine, plongée depuis le mois de février dans une révolution pacifique.
Quant aux autorités espagnoles, elles soupirent parce que Mohammed VI avait passé une longue saison avec le «Badis 1» – il a jeté l’ancre mercredi soir dans la baie d’Al hoceima -. En effet, la marine et la gendarmerie royales marocaines renforcent leur vigilance pour que le voyage du roi et l’émigration baisse. Le monarque alaouite a consacré les deux premières semaines d’août 2018 à parcourir la côte nord de son pays à bord du yacht «Al Lusail», qui lui a été prêté par l’émir du Qatar. Jusque-là, l’immigration en Espagne avait suivi une courbe ascendante, mais ce mois-ci, il y a eu une courte pause. Lorsque le mois de septembre est arrivé, les «harragas» ont à nouveau traversé le détroit en masse.
Source : El Confidencial, 18 jui 2019
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