Existe-t-il des crimes justifiables ? Sur les 17 octobre 1961 et 2021

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Les évocations du 17 octobre 1961 dans les médias français ont été davantage multipliés dans la perspective de la démarche présidentielle que par le soixantième anniversaire ou par le « devoir de mémoire ». Emmanuel Macron dirait-il « crime d’État » ?
Question et attente absurdes, quelle qu’en soit la réponse, puisqu’on ne peut qualifier autrement une tuerie massive perpétrée par les forces dudit État dans le contexte de sa politique de l’époque.
La question du nombre de victimes décédées reste ouverte et les estimations dans les médias ces jours-ci oscillent entre quelques dizaines et environ deux cents. On évoque plus rarement 300, chiffre retenu par Jean-Luc Einaudi. En se basant sur les historiens institutionnels, des journalistes demeurent approximatifs, ajoutant à l’occasion que « certaines » victimes ont été jetées à la Seine sans témoigner à ce propos d’une lecture exhaustive des livres qu’ils évoquent.
Cette lacune me semble plus partagée qu’on ne croit, y compris parmi les spécialistes de la mémoire.
J’ai tenté un tableau des groupes de victimes décédées (je le précise car le nombre de blessés est incommensurable) en me basant sur les témoignages évoqués pour l’essentiel dans les livres de Jean-Luc Einaudi, qui marquent une évolution au cours de vingt ans de recherches.
1. Au pont de Neuilly, pour empêcher environ dix mille manifestants venus des bidonvilles au nord-ouest de Paris, la FPA principalement a effectué de longs mitraillages, au fur et à mesure qu’avançaient les vagues successives, de 18 h à 21 h environ. On a évoqué une centaine de morts avant le pont.
2. Cependant des groupes de manifestants ont réussi à franchir la première partie du pont. Ils se sont trouvés coincés avant d’en sortir vers Neuilly par un autre barrage constitué de policiers (on avait placé les supplétifs en première ligne, comme d’habitude). Les manifestants pris dans cette nasse ont été matraqués à outrance et jetés à la Seine. Selon le tract des « policiers républicains », il s’agit là d’une « bonne centaine » de tués.
3. Cette nasse est connue par ailleurs, par des captations radios des réseaux de la police, évoquées par un conscrit opérateur officiant au centre de diffusion. Il saisissait ce que les policiers se disaient entre eux d’unités à unités répandues dans Paris et sa banlieue. Leurs propos portaient sur deux à trois cents victimes jetées à la Seine : parmi celles-ci, figurent la « bonne centaine » du groupe 2. Il faut donc ajouter donc cent à deux cents jetés ailleurs. Ce témoignage sur le moment même ne peut se confondre avec ceux portant sur ce qui s’est passé ensuite ailleurs.
4. Les vagues de manifestants venus du nord-ouest ont été pourchassées et dispersées dans les rues de Puteaux et de Courbevoie (de chaque côté de la grande avenue allant du rond-point de La Défense à Neuilly). Charges, tirs à balles. Selon un témoignage de l’AGTA, un long mitraillage a visé environ 200 manifestants réfugiés dans un terrain vague clos. On ignore le chiffre des victimes plausibles de ce groupe.
5. Il faut envisager que la poursuite systématique des groupes de manifestants désorganisés dans Paris et ses banlieues a donné lieu à des tirs à balles, des charges y compris par véhicules, etc. Une rumeur de militaires porte sur environ 200 tués par balles, parmi lesquels figurent possiblement ceux des fusillades au pont de Neuilly. Ce seraient donc une centaine de tués qui s’ajoutent à eux.
6. La « farce » des policiers dans l’une des cours de la Préfecture a été mentionnée maintes fois à l’époque. L’estimation minimale de tués est d’une cinquantaine. Une émanant de policiers porte ce chiffre à 80.
7. Un autre témoignage de policier a recensé 40 noyés dans le canal près de Bastille. Ils ne peuvent provenir de la Seine, ce ne sont donc pas des manifestants du pont Saint-Michel ni de la banlieue nord.
8. Témoignage policier encore d’une centaine « au moins » (et sans doute « beaucoup plus ») de corps apportés à l’Institut médico-légal jouxtant la Préfecture et jetés immédiatement à la Seine voisine, sans enregistrement administratif. Ces corps peuvent être une part des tués par balles (ou matraqués) par-ci par-là dans Paris au cours des chasses à l’homme. Et aussi des morts dans les commissariats divers ou autres lieux de détention mineurs, comparés à celui de la porte de Versailles. Il s’agit donc partiellement de victimes plausibles en plus de celles assurées.
9. Un témoignage évoque les corps emportés par les Algériens dans le cours de la nuit. Il avait compté 78 corps. Or ce militant n’évoque en cela qu’une seule équipe de recherche, alors qu’il y en eut sans doute d’autres.
10. Un récit plus tard d’un manifestant estime à 150 les blessés graves qui moururent les jours suivants dans leur baraques ou garnis.
Les groupes 6, 7, 9 et 10 approchent 350 décès en plus des 400 des groupes 1 à 5. Les victimes plausibles alourdissent forcément ce bilan. Les rejoignent encore :
– les chasses à l’homme éparses en banlieue nord, qui durèrent toute la nuit (tirs à balles, corps ramassés dans des fourgons);
– une carence statistique du Centre d’identification de Vincennes, d’environ 200 personnes;
– les déclarés expulsés vers l’Algérie dont une part fut assassinée en route, ou en vol, ou là-bas;
– des traces de fosses communes retrouvées tardivement et demeurées inexpliquées.
C’est pourquoi, en conclusion de ma démarche, je soutiens que l’échelle d’un millier de morts le 17 et les jours suivants est une estimation beaucoup plus réaliste que les recensements statistiques encore possibles dans un univers fermé où beaucoup s’effectua sans consignation (ni ordres officiels).
Le journal Vérité-Liberté, dont j’ai édité un recueil des articles principaux, notamment la totalité du numéro de novembre 1961 consacré au 17, citait une estimation des Algériens : 400 morts et 600 disparus. Les recoupements présentés ici confirmeraient cette échelle.
Dix mille policiers organisés dans Paris pour disloquer vingt à trente mille manifestants (répartis en différents cortèges ou systématiquement embarqués à leur sortie du métro ou dans le métro) et déchaînés dans une violence meurtrière intentionnelle, douze mille incarcérés recensés, des brutalités omniprésentes et continuelles : envisager cette réalité pratique ne me semble pas contredire mes conclusions. Elles sont tirées, je le rappelle, de la lecture précise de livres accessibles à tous, et dont on honore l’auteur.
Jean-Louis Mohand Paul
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