Mali : peut-on encore sauver l’accord d’Alger ?

Quid du respect de l’unité territoriale ? Quelle transformation des mouvements armés en partis politiques promouvant pacifiquement leurs programmes ? Quelles réformes ? Ce sont là autant de questions qui justifient qu’on se demande si on peut encore sauver l’accord d’Alger. Sujet particulièrement préoccupant : le désarmement est dans l’impasse depuis six ans. Les milices tiennent à conserver leurs armes, en ont même acquis de nouvelles et les exhibent fièrement. Elles disent qu’il en sera ainsi tant que le gouvernement n’aura pas mis en œuvre les réformes institutionnelles prévues par l’accord. Mais Bamako n’a pas non plus de garantie que les groupes signataires de l’accord se désarmeront si la régionalisation poussée, telle que prévue, est mise en place. Les milices à dominante ethnique n’auront-elles pas d’autres prétextes pour rester armées, par exemple l’insécurité intercommunautaire ou la lutte contre les djihadistes, comme le font par ailleurs les groupes dits d’autodéfense au centre du pays ? Peut-on sortir de ce dilemme ? Posons le cadre en vue d’avoir quelques éléments de réponse.

Bamako répugne à mettre en œuvre des dispositions clés de l’accord
Bamako a plusieurs craintes qu’il va falloir surmonter. Elles l’empêchent d’avancer de son côté. Les voici :

– La régionalisation très poussée, telle que prévue par l’accord, avec l’élection des présidents de région au suffrage universel direct et des compétences très étendues, inquiète.Quelles en seraient les conséquences ?

La défiance demeure tant que les groupes armés dominent tout le septentrion malien et affichent des velléités séparatistes : retrait du drapeau malien, célébration des anniversaires de l’insurrection séparatiste, défilés militaires des groupes signataires à Kidal, extension territoriale du contrôle armé des groupes, réglementation quasi souveraine émise par la CMA (la coordination des mouvements de l’Azawad, ex-séparatistes).

Il faut rappeler que la régionalisation prévue (un fédéralisme qui ne dit pas son nom) transfère quasiment toutes les compétences étatiques au niveau local. Les régions, dont les présidents seraient élus au suffrage universel direct et dirigeraient l’exécutif, adopteraient la dénomination officielle de leurs choix. Elles seraient autonomes dans les domaines fiscaux, budgétaires, économiques et des services sociaux de base tels qu’éducation et formation professionnelle, santé, infrastructures et équipements.

En matière de justice, le droit régalien de l’État est tout de même reconnu. Mais l’accord prévoit néanmoins une « réforme profonde de la justice », visant à intégrer « les dispositifs traditionnels et coutumiers » et à « revaloriser le rôle des cadis (juges islamiques) dans l’administration de la justice ».

En matière sécuritaire, l’accord demande la création d’une police territoriale, sans même mentionner l’existence ou le rôle d’une police nationale. L’article 28 de l’accord précise aussi que les « comités consultatifs locaux de sécurité » regroupant les représentants de l’État et autres responsables locaux sont placés sous l’autorité du chef de l’exécutif local.

Quelle garantie aura le gouvernement malien, quasiment absent du territoire, en dehors d’un représentant disposant seulement d’un pouvoir de contrôle a posteriori de légalité, que les groupes armés ne manipuleront pas à leur profit les élections locales prévues ? N’y a-t-il pas, par analogie avec l’ancienne URSS après l’élection des présidents des républiques fédérées au suffrage universel direct, un risque de sécession, d’éclatement du pays ? La question se pose parce que le Mali est un État faible, fragile, dysfonctionnel, dont les représentants et symboles sont décriés par une partie notable de la population.

– L’impossible mais nécessaire élaboration d’une Charte nationale pour la paix, l’unité et la réconciliation nationale

L’accord demande, pour « fonder un règlement durable du conflit » et « une véritable réconciliation nationale », d’élaborer cette charte, qui devra prendre en compte, entre autres, la fameuse « problématique de l’Azawad ». Malheureusement, les propositions de texte du gouvernement ont été rejetées par les ex-rebelles. L’échec à trouver à ce stade un consensus sur ce texte important est significatif des ambiguïtés et divergences politiques qui demeurent, alors même que la mise en œuvre de l’accord est conditionnée par une vision partagée.

– L’impopularité de l’accord

L’accord n’est véritablement soutenu que par les groupes armés et la communauté internationale, son garant. Il est d’abord perçu au Mali comme imposé de l’étranger et signé à la sauvette, le couteau sous la gorge, après la défaite militaire de mai 2014, épilogue de la bataille de Kidal entre l’armée et les séparatistes. Texte essentiel, il n’a pas été entériné ni même discuté par le Parlement et n’a pas fait l’objet de campagne de communication. Il accorde de nombreuses gratifications individuelles aux anciens rebelles, dans l’oubli de leurs exactions, même si l’accord prévoit en principe la lutte contre l’impunité des crimes de guerre. Une loi malienne instaure cependant une amnistie générale. L’accord prévoit aussi une série de projets de développement économiques réservés à la « zone de développement des régions du Nord », au titre du « rattrapage » alors que d’autres régions, au centre et au sud du pays, sont tout autant démunies, voire plus.

– Le freinage de l’armée
L’armée malienne répugne à intégrer, voire réintégrer une deuxième fois, des déserteurs, comme le demande l’accord, et au moins à leur grade antérieur. Ces militaires qui ont retourné leur veste en pleine bataille au nom d’une pseudo-solidarité tribale sont considérés par les officiers restés fidèles à leur devoir comme des traîtres, voire des éléments racistes, anti-noirs. En d’autres lieux, ces individus relèveraient de la Cour martiale.

– L’obstacle bien difficile à franchir de la révision de la Constitution

Un référendum constitutionnel est nécessaire pour appliquer le volet institutionnel de l’accord, comme l’élection des présidents de région au suffrage universel direct, l’extension des compétences des régions, ou la création d’un Sénat. En réalité, l’approbation par référendum n’apparaît guère possible aussi longtemps que les ex-rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad ou CMA n’ont pas fait une campagne de communication vers les populations du Sud pour les convaincre de leur bonne foi démocratique et de leur attachement à l’intégrité territoriale. Or la CMA a pris une série de dispositions en sens contraire, déjà évoquées (drapeaux séparatistes à la place du drapeau malien, défilés militaires, actes réglementaires quasi souverains) qui ne peuvent que hérisser l’opinion malienne. Néanmoins, un projet de référendum constitutionnel avait bien été lancé par le président du Mali, alors I. B. Keïta. Il avait dû être reporté sous la pression de la rue, en août 2017.

– La surreprésentation des populations du Nord (10 % de la population nationale)

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Elle sera difficilement acceptable pour le Mali, en plus des importants avantages spécifiques prévus par l’accord. Ce serait une forme de « discrimination positive » pour les originaires du Nord. La CMA demande une révision du code des collectivités territoriales pour prendre en considération l’étendue géographique des circonscriptions. Le changement de ratio population/député pour le Nord serait de 60 000 habitants/1 député à 30 000/1. Aucun accord n’a pu être trouvé à ce stade avec Bamako. L’accord postule une sous-représentation des populations du Nord au niveau national, mais c’est inexact. Sans attendre la crise de 2012, les populations du Nord ont des représentants correspondant à leur importance numérique, avec notamment des personnalités touarègues régulièrement associées au pouvoir.

– La multiplication des collectivités territoriales entraînerait des coûts non financés.

Comment payer les salaires de tous ces nouveaux fonctionnaires et élus locaux dans un Mali déjà exsangue ?

Le Mali est-il encore en mesure de contrôler son devenir ?
L’accord engage la communauté internationale à garantir son application et donne ainsi une base juridique à des ingérences extérieures dans le fonctionnement politique du pays. Il s’agit bien d’une tutelle internationale sur un Mali désormais à souveraineté limitée. Les ingérences sont effectivement constantes, avec des injonctions publiques faisant pression principalement sur Bamako, même si des personnalités subalternes de la CMA et de la Plateforme ont fait l’objet de sanctions spécifiques des Nations unies.

Cette mise sous tutelle a été encore aggravée par le « Pacte pour la paix », signé le 15 octobre 2018 entre les Nations unies et les parties de l’accord d’Alger, dont Bamako. Ce pacte dispose qu’en cas de divergence dans la mise en œuvre de l’accord, les décisions et les arbitrages de la Médiation internationale auront « un caractère exécutoire » en vue d’accélérer la mise en œuvre dudit accord (article 7). À ce stade, l’Algérie, présidente de la Médiation, a très peu utilisé cet impérium.

Cette limitation de souveraineté, avec son cortège d’injonctions extérieures, est forcément contreproductive. Elle alimente un sentiment xénophobe et anti-français. Elle ne peut, en outre, que déresponsabiliser.

La relecture de l’accord est-elle possible ?

Pour beaucoup de Maliens, la solution aux difficultés rencontrées pourrait simplement venir d’une « relecture » qui corrigerait les défauts ou points litigieux de l’accord, sans d’ailleurs préciser lesquels. En 2019, le Dialogue national inclusif, cette large concertation, avait ainsi demandé une « relecture » de l’accord. Mais la CMA avait fait aussitôt inscrire que toute éventuelle révision devait être conforme à l’article 65 de l’accord indiquant que « Les dispositions du présent accord et de ses annexes ne peuvent être modifiées qu’avec le consentement express de toutes les parties signataires ». Ceci lui donne un droit de veto.

Le président IBK, dans son adresse du 22 septembre 2019, avait évoqué une révision du texte de l’accord « tout en respectant son esprit ». La CMA a considéré que c’était un manque de volonté politique du gouvernement de mettre en œuvre l’accord. Le Premier ministre de la Transition, Moctar Ouane, a également déclaré en 2021 que son programme d’action prévoyait « la relecture et la mise en œuvre de l’accord », semblant peut-être conditionner sa mise en œuvre à la « relecture ».

En revanche, l’opinion et les responsables politiques maliens n’ont pratiquement pas évoqué le sujet de la gestion et de l’interprétation problématique de l’accord. Ils ne se sont guère interrogés sur la stratégie que devraient appliquer les représentants du gouvernement au sein du comité de suivi de l’accord- CSA, présidé par l’Algérie.

La situation aujourd’hui

Désormais, la situation du Nord paraît caractérisée par quatre éléments : une lutte de pouvoirs entre groupes armés à l’avantage de la CMA, une tribalisation armée qui s’est généralisée, une montée de l’islamisme et des djihadistes, partiellement recyclés parmi les signataires de l’accord, tel le ver dans le fruit, et enfin un retrait ou effacement de l’État malien.

La stratégie des ex-séparatistes de la CMA semble de court terme : prendre des gages territoriaux, garder ses moyens militaires qui lui assurent force et pouvoirs, accroître son emprise y compris idéologique sur les populations locales, créer de facto un territoire quasi souverain, peut-être sur le modèle du Somaliland (ex-Somalie britannique naguère réunifiée avec l’ex-colonie italienne). Le lien subsistant avec Bamako serait surtout l’obligation prévue par l’article 14 de l’accord : « L’État s’engage à mettre en place, d’ici l’année 2018, un mécanisme de transfert de 30 % des recettes budgétaires de l’État aux collectivités territoriales, avec une attention particulière pour les régions du Nord. » Sans cette perfusion, la séparation se renforcerait.

Le gouvernement malien a une stratégie jusqu’ici apparemment floue et indécise. Selon certains analystes, il jouerait aussi de la tribalisation et de la division pour affaiblir l’adversaire, c’est-à-dire la CMA. Bamako, en particulier sous le régime du président Keïta, n’a pas mis en place de structure publique transversale et transparente affectée au pilotage stratégique de l’accord. Au sein du comité de suivi, CSA, ses représentants sont apparus passifs et réagissant au fil de l’eau. Jamais Bamako n’a plaidé auprès de ses partenaires internationaux une stratégie crédible de mise en œuvre de l’accord, éventuellement corrigée des dispositions de l’accord qui lui déplairaient ou l’inquiéteraient, mais toujours sans le dire. Bref, une absence de pédagogie, mais aussi de vision.

Un changement en vue ?

Peut-être, le gouvernement de la Transition est-il en train de rectifier le tir. Il a créé, fin mars 2021, un Comité d’orientation stratégique, COS, chargé du pilotage. Il est vrai aussi que chaque partie signataire de l’accord avait un intérêt au statu quo. Pour la CMA, les groupes gardent leur armement, leur autonomie et leur contrôle territorial qu’ils cherchent à étendre. Ils évitent des élections qui supprimeraient les autorités intérimaires et redonneraient voix aux communautés majoritaires. Ils se désignent victimes de la non-application de l’accord tout en se défaisant de quelques-uns de leurs combattants les moins utiles dans le DDR (désarmement-réinsertion). Ils participent au gouvernement (trois ministres pour la CMA et un pour la Plateforme) et profitent des fonctions rémunératrices des commissions de gestion de l’accord et des autorités intérimaires. Pour Bamako, le statu quo garantit que les groupes signataires ne vont pas attaquer l’armée malienne. Il s’agit aussi d’éviter la crispation de la population sans pour autant renier l’engagement pris auprès de la communauté internationale d’appliquer l’accord : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment (Cardinal de Retz). »

La stabilité actuelle très relative du Nord vient de la position de force de la CMA qui a poursuivi sa stratégie d’expansion territoriale (soulignée par le groupe d’experts de l’ONU), et aussi à l’exploitation artisanale de l’or, contrôlée et taxée par les groupes armés, en partage avec les djihadistes. La Plateforme a été affaiblie depuis 2017 par les combats et la défection en novembre 2019 de la fraction ayant rejoint la CMA. Mais, comme l’a souligné Matthieu Pellerin, de l’International Crisis Group, ce statu quo est précaire et menaçant. Une reprise du conflit avec Bamako reste possible à l’avenir.

L’accord est-il encore une solution ou est-il devenu un problème ?

Sortir de l’ornière où ce texte s’est enlisé sera forcément difficile. De nouvelles négociations discrètes entre les principales parties prenantes pour un compromis mutuellement acceptable seraient sans doute encore théoriquement possible. Il pourrait par exemple s’incarner dans la « Charte nationale pour la paix », document prévu par l’accord pour le compléter. Mais cela supposerait que des responsables puissent s’élever au-dessus des intérêts communautaires et aient une volonté de faire prévaloir une vision nationale commune.

Il faudrait notamment que les Touaregs Ifoghas trouvent un compromis avec les Imghads, leurs anciens tributaires qui n’acceptent plus ce statut. Les Ifoghas devraient alors aussi cesser toute connivence avec Iyad Ag Ghali, le leader Ifoghas d’Ansar Dine, groupe djihadiste, et appliquer enfin l’article 29 de l’accord qui stipule que « les parties réitèrent leur engagement à combattre le terrorisme et ses multiples connexions que sont le crime organisé et le trafic de drogues ». Ce serait évidemment le meilleur scénario. Autrement, un pseudo-Azawad quasi souverain, islamiste ou non, n’est pas viable parce que les communautés sédentaires du Nord ne pourraient pas accepter une entité pseudo-indépendante et dominée par des Arabo-Touaregs. L’expérience semble aussi indiquer que la Médiation internationale (présidée par l’Algérie) ou le Conseil de Sécurité de l’ONU ne peuvent pas se substituer aux décideurs maliens, ni même vraiment les aider à trouver la bonne solution.

Le Point, 13 avr 2021

Etiquettes : Mali, Azawad, Sahel, Accord d’Alger,

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