Les biens spoliés des algériens, élément essentiel du contentieux algéro-marocain

Par Noureddine Khelassi

Les Algériens du Maroc, issus de l’immigration installée dès 1840, n’ont pas été victimes de la seule politique de marocanisation des terres et autres biens domaniaux. Quelque 70 000, dont 14 000 inscrits auprès des services consulaires, ont été dépossédés de leurs biens en 1994.

Cette année-là, le Maroc avait fait le constat médusé de l’existence d’un islamisme armé endogène en mesure de passer aux actes. Il le fera à la faveur de l’attentat spectaculaire contre un palace de la ville de Marrakech.
Dans une superbe fuite en avant, dont le makhzen a toujours le secret, les autorités marocaines accusent alors les services secrets algériens d’être les instigateurs de cet attentat à la bombe.
La réalité des faits prouvera plus tard que cette action d’éclat était le fait exclusif des djihadistes marocains.
Les propriétaires algériens payeront quand même, au prix fort, cet aveuglement politique, leurs biens spoliés étant toujours sous séquestre.

La spoliation a commencé en 1963

Le régime marocain pourra toujours arguer de l’étatisation des biens des Marocains d’Algérie. Dans le contentieux relatif aux biens des ressortissants algériens et marocains au Maroc et en Algérie, c’est le palais royal qui porte la responsabilité d’avoir inauguré et clos le mouvement d’expropriation. En dépit de textes régissant l’établissement des ressortissants des deux pays sur les territoires respectifs, le Maroc avait lancé le mouvement de spoliation dès 1963.

Le contexte de la « Guerre des sables », agression militaire caractérisée contre l’Algérie fraîchement indépendante, s’y prêtait. Plus tard, en 1973, le dahir (décret) numéro 1.73.213 du 2 mars, relatif « au transfert à l’Etat de la propriété des immeubles agricoles appartenant aux personnes physiques étrangères et aux personnes morales », organisera un nouveau mouvement de dépossession.

Destiné à l’expropriation des étrangers, dans le cadre de la marocanisation des terres agricoles, il ne sera appliqué finalement qu’aux seuls propriétaires algériens.
Des milliers de nos compatriotes de Guercif, Agadir, Taza, Oujda, Berkane, Casablanca, Nador et Fès, seront carrément spoliés. Ces biens, ainsi que les propriétés reprises en 1963 sont toujours sous séquestre. Ils sont gérés par un organisme d’Etat, la SOGETA.


Ces mouvements de spoliation ont été effectués au mépris de la convention d’établissement algéro-marocaine, signée à Alger, le 15 mars 1963, par les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Laraki.

Cette convention sera renforcée par un protocole annexe au traité d’Ifrane de 1969, la modifiant et la complétant. L’article 5 de cette convention consacre le principe du libre exercice des droits économiques et l’égalité fiscale. Il assimile même les ressortissants des deux Etats aux nationaux de chacun des deux pays. L’assimilation au national est réalisée dans « l’exercice des activités professionnelles et salariées ». En vertu de ces dispositions claires, les ressortissants des deux Etats « pourront librement accéder à la propriété des biens mobiliers et immobiliers ».
Et, de ce fait, « en jouir et exercer tous les droits de possession de propriété et de disposition dans les mêmes conditions que les nationaux ».

De même, et dans les mêmes conditions de jouissance, peuvent-ils « assurer la gestion sous toutes ses formes, de leurs biens mobiliers et immobiliers, commerciales ou agricoles ».

En matière de statut personnel et de dévolution successorale, y compris les legs, la convention prévoit en même temps que « les juridictions de chacune des parties doivent appliquer, conformément aux principes du droit international privé, la loi nationale de l’autre partie sous réserve des règles de l’ordre public. »

La convention d’établissement fixe aussi les conditions d’expropriation. Elle stipule que « les biens des ressortissants de chacun des deux pays situés sur le territoire de l’autre ne pourront faire l’objet d’expropriation que pour cause d’utilité publique et conformément à la loi ».

Les autorités marocaines avaient alors une singulière interprétation de la « cause d’utilité publique » au lendemain d’un attentat à la bombe islamiste en 1994. Pour régler les problèmes de toutes sortes, y compris des questions d’expropriation, le traité d’Ifrane prévoit de conférer à une commission mixte paritaire les compétences nécessaires pour « régler tout problème pouvant naître » de l’application de la convention d’établissement de 1963.

Biens arch ou biens melk, les possessions des Algériens remontent au début du mouvement migratoire des Algériens vers le Maroc. C’est-à-dire, à partir de 1840 et jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Beaucoup d’Algériens ont accompagné l’Emir Abdelkader lors de son exil dans ce pays en 1843. La plupart de nos compatriotes viennent surtout de l’Oranie, notamment de Tlemcen, Nedroma et Mascara.


Les Bouabdellah possédaient de grands domaines agricoles

La majorité d’entre eux s’est donc installée avant le protectorat français en 1912. Piliers de l’Administration du Protectorat et du Makhzen (administrateurs, traducteurs, magistrats, fonctionnaires, enseignants), beaucoup participeront à la Résistance marocaine contre l’occupant français.

Certains, comme la famille Bouabdallah, dont le père, Hadj Mustapha, est décédé à l’âge de 105 ans, possédaient des milliers d’hectares et des fermes agricoles d’envergure.

La famille Bouabdallah détenait des fermes qui serviront notamment de siège à l’Ecole des cadres de la Révolution, d’atelier de fabrication d’armes, d’antenne de l’état-major de l’Armée de Libération Nationale (ALN) et de structures du Ministère de l’armement et des liaisons générales (MALG) qui abritaient des antennes de renseignement et de transmissions.

Parmi les familles d’Algériens spoliés, il y a aussi, à titre d’exemple, celle des Khalef dont est issu l’ancien patron de la Sécurité militaire algérienne (SM), Kasdi Merbah, de son vrai prénom Abdallah. L’ancien chef de gouvernement du président Chadli Bendjedid avait justement fait ses classes de maître espion à l’Ecole des cadres de la Révolution abritée dans une des fermes de la famille Bouabdallah.

Le père de Kasdi Merbah, Hadj Hammou Khalef, avait été dépossédé d’une ferme de 250 hectares fertiles dans la région de Mechra Bel Kssiri dans la province de Sidi Kacem. Il décédera sans avoir jamais récupéré son bien légitime. Autre exemple de familles injustement expropriées, les Maz, originaires de Mostaganem, étaient également de riches possédants. La question des biens des Algériens au Maroc, dont une bonne partie est constituée de riches possessions, est un élément important du contentieux entre l’Algérie et le Maroc.

Le royaume chérifien, qui revendique pour ses ressortissants expulsés d’Algérie en 1975 leurs biens nationalisés, serait plus crédible dans sa démarche s’il consentait lui-même à appliquer aux Algériens dépouillés ce qu’il réclame de façon récurrente pour ses propres ressortissants.
C’est-à-dire une juste réparation qu’il a généreusement accordée par ailleurs aux anciens colons français et européens. Comme il n’y a pas de petites et de grandes causes, la réouverture de frontières entre les deux pays et l’édification du grand Maghreb fraternel passent aussi par des chemins de traverse comme l’indemnisation des propriétaires injustement dépossédés de leurs biens.

Le Jeune Indépendant, 7 juin 2020

Tags : Maroc, Algérie, biens spoliés,

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